La condamnation de Marine Le Pen en première instance a suscité un très vif débat que l’annonce rapide d’un appel avant l’élection de 2027 n’a pas complètement apaisé. De fait, la question de l’inéligibilité de la candidate du Rassemblent National reste un enjeu majeur de l’agenda politique à venir. Les arguments échangés de part et d’autre pèchent souvent par leurs excès, voire leur absence de fondement factuel. Il reste qu’au-delà du jugement, le rapport de force rhétorique semble défavorable au RN. Mais les équilibres de notre démocratie, à court comme à moyen terme, pourraient aussi être ébranlés.
Si les offensives tous azimuts de Donald Trump dominent l’agenda international, le jugement rendu contre Marine Le Pen et le Rassemblement National partage le haut de l’affiche médiatique en France. Il faut remonter à l’affaire Fillon, il y a déjà huit ans, et alors en pleine fièvre électorale, pour retrouver pareille effervescence du débat public. Un débat où se déversent des tombereaux d’arguments empruntés aux domaines les plus divers, juridiques bien sûr mais aussi politiques, historiques et moraux, et où jouent à plein les trois grands registres aristotéliciens du discours : la rationalité du logos, l’émotion du pathos et les jugements de valeur de l’éthos.
Au cœur des genres oratoires
Pour l’amateur de rhétorique, c’est donc un objet d’étude de premier choix mais ce n’est pas un sujet de surprise. Le domaine judiciaire est en effet considéré depuis l’Antiquité comme l’un des trois genres de l’art oratoire, avec le discours politique et la louange (ou le blâme) personnel. L’on comprend dès lors l’effet démultiplié d’un événement qui se trouve au point de rencontre – et de conflagration – de ces trois genres : un procès visant une personnalité de premier plan et ayant un impact majeur sur la vie politique nationale, à travers l’inéligibilité immédiate de Marine Le Pen prononcée par le tribunal.
Il est donc naturel que le débat se focalise sur cet aspect de la décision. N’étant pas juriste, je me garderai bien d’en évaluer le bien-fondé juridique et je me concentrerai sur le débat qui s’en est suivi et qui fait encore rage.
Post-vérité
Dans cette tempête argumentaire, force est de constater d’abord l’abondance des approximations, des omissions voire des contre-vérités entendues tant chez les partisans du jugement que chez ses détracteurs, y compris chez des commentateurs connus pour leur modération et leur sérieux. La complexité du droit applicable, la longueur d’une décision de plus de 150 pages, la sophistication de son argumentaire – véritable tour de force rhétorique où même les contre-arguments apparents sont retournés à charge contre la principale accusée – ont permis à chacun de trouver matière à sa cause, au détriment des faits les plus avérés.
Quelques exemples : non, Marine Le Pen n’a pas « contesté les faits qui lui sont reprochés » ; elle en a contesté le caractère délictueux. Non, le tribunal n’a pas « purement et simplement appliqué la loi Sapin 2 » : pour la bonne raison que cette loi est postérieure aux faits incriminés comme l’a relevé le tribunal lui-même, qui de toute façon disposait d’un large pouvoir d’appréciation et d’interprétation. Inversement, le Rassemblement National n’avait pas qu’un « différend de nature administrative avec le Parlement européen » : ce dernier s’était constitué partie civile au procès. Le tribunal n’a pas davantage « ignoré » la décision récente du Conseil constitutionnel sur la proportionnalité de la peine d’inéligibilité et le respect de la liberté du suffrage : elle est explicitement prise en compte par le jugement.
Notons par ailleurs que si l’approbation de cette décision est très dominante dans le monde politico-médiatique, de sérieuses réserves ont été émises par quelques commentateurs éminents, peu suspects de sympathie pour le RN. Et que l’opinion générale avant la décision était que l’inéligibilité immédiate ne serait pas prononcée…
Du cadrage en rhétorique
Quoi qu’il en soit, ce qui compte désormais est l’efficacité respective des cadrages rhétoriques choisis par les camps opposés. Du côté des anti-RN, l’on met en avant « l’indépendance de la justice qui est la même pour tous » ; du côté du RN, « les droits de la défense bafoués par une décision politique ». Or aucun de ces cadrages ne tient au regard des vrais enjeux. Ainsi, malgré le discours toujours entendu en pareille circonstance, le sujet est ici moins l’indépendance de la justice que son impartialité. Comme l’a démontré Montesquieu à propos de Venise, des juges peuvent être à la fois parfaitement indépendants et tout à fait partiaux. De même, la justice n’est jamais « la même pour tous », individualisation des peines oblige. Quant au cadrage du RN, il est affaibli par sa condamnation constante d’une « justice laxiste » et l’assurance désormais d’un appel avant les prochaines élections (sous réserve il est vrai du maintien du calendrier électoral prévu) ; et l’idée d’une victimisation spécifique ne correspond pas à la réalité judiciaire : les condamnations de loin les plus nombreuses et les plus lourdes, notamment en matière d’inéligibilité, ont concerné des personnalités LR.
Marine Le Pen dans un étau
Dans ce combat douteux sur le fond, une certitude demeure : après son revers judiciaire, que de façon surprenante pour un parti qui se dit depuis toujours « persécuté », le RN n’a pas vu venir, Marine Le Pen se retrouve désormais dans un étau rhétorique. D’un côté, sa croisade contre une « justice politique » met en péril son entreprise de dédiabolisation et risque fort de braquer les juges de l’appel. De l’autre, elle ne peut accepter la décision de première instance, sous peine de détruire l’autoportrait du « parti-aux-mains-pures-victime-du-système ».
De toute façon, son avenir politique est désormais entre les mains de la justice. L’opinion publique ne s’y trompe pas : si le RN enregistre une vague de sympathie, celle-ci reste minoritaire ; le jugement est globalement approuvé ou du moins accepté, tandis que la croyance dans la possibilité d’une candidature Le Pen à la prochaine présidentielle est en recul spectaculaire (- 37% en un mois, selon Ifop-Fiducial).
Vers un découragement démocratique ?
A moins que la vraie victime de toutes ces péripéties ne soit en fin de compte la démocratie elle-même, les citoyens se détournant d’un débat public désormais judiciarisé à l’excès ? Et où, bien au-delà du RN, toute possibilité sérieuse d’alternative politique risque d’apparaître comme condamnée d’avance ?
2 commentaires
La victime C’EST la démocratie. Mettre en cause l’éligibilité c’est porte atteinte au fondement même de la démocratie: le principe du choix de ses représentants par le peuple. Celui qui considère qu’un candidat à commis une faute le rendant inéligible à ses yeux n’a qu’à ne pas voter pour lui, il n’a pas a interdire aux autres de le faire.
Voulez vous savoir à quoi cela peut conduire?
Un partit qui obtiendrait la majorité absolue partout, pourrait faire voter démocratiquement une loi rendant inéligible tous ses oposants!!!
Une démocratie acceptant le principe d’inegibilité est un oxymore… comme la tolérance qui tolérerait l’intolérance !
BON SANG… REVEILLEZ VOUS !!!!!
Imaginons que Marine Le Pen soit interdite de candidature à la prochaine présidentielle, quelle serait la validité politique de cette élection ? Et quelles conséquences sur la déjà faible cohésion du peuple français ?
Et combien de politiciens en vue seraient inéligibles si on appliquait la même justice à tous avant toutes les prochaines élections ?