Une thèse récente entend démythifier l’habeas corpus, qui, dans les pays anglo-saxons, n’a pas tant participé à la liberté individuelle en prohibant la détention arbitraire qu’à construire le pouvoir centralisateur des juges.
Une thèse soutenue à l’Université Panthéon-Assas en 2023 sur L’Habeas corpus paraît aux éditions LGDJ en juin 2025. Nous ne commenterons pas un ouvrage de près de 600 pages que nous n’avons pas encore lu, mais nous effectuerons ici la recension d’une conférence prononcée le 4 juin dans le cadre de l’Association française de droit constitutionnel par son auteur, Ninon Mathieu, et intitulée « L’habeas corpus. Composante ou pilier d’une culture constitutionnelle ? Histoire, mythe, nature et fonctions d’une institution ancrée dans le constitutionnalisme occidental et la common law ».
Le titre pourra paraître rebutant aux yeux de beaucoup de nos lecteurs, le sujet n’en est pas moins de la plus haute importance.
Le mythe de l’habeas corpus : en Angleterre
Le récit habituel autour de cette expression latine peut ainsi être résumé : il s’agirait de la consécration par les Anglais, une consécration qui aura ensuite traversé l’Atlantique, d’une grande liberté : celle de ne pas être emprisonné sans jugement. Autrement dit, l’habeas corpus serait un élément ancestral et fondamental des libertés anglaises garanti par une série de textes depuis l’acte fondateur bien connu, la Magna Carta (Grande Charte) de 1215 (arrachée à l’horrible roi Jean, vous vous souvenez ? celui contre lequel Robin des Bois a justement lutté…). Il s’opposerait à l’arbitraire et il traduirait l’incontestable supériorité de ce qui sera beaucoup plus tard considéré comme un « État de droit » face à l’absolutisme français, dont les pratiques condamnables se trouveront exemplifiées par les lettres de cachet de sinistre mémoire. D’ailleurs, la traduction de l’expression latine par un « Sois maître de ton corps » est en elle-même parlante.
L’essentiel de ce récit est controuvé. Ninon Mathieu rappelle d’abord que, en Angleterre, l’expression latine « Que tu aies le corps » s’adressait au geôlier et non pas au prisonnier, qui était dès lors l’objet et non le sujet de l’action. Une ordonnance (writ) d’habeas corpus se trouvait originellement émise par les juges de common law (le droit commun) et elle était fondée sur la prérogative royale. Elle avait pour motif de vérifier la légalité des motifs de la détention d’une personne décidée par une autorité ou une juridiction locale. En effet, depuis le XIIe siècle, des cours itinérantes rendaient la justice au nom du monarque. L’habeas corpus a été utilisé comme un moyen au service de la centralisation du pouvoir par l’encadrement du pouvoir juridictionnel local (n’oublions pas que l’Angleterre a représenté un pouvoir progressivement très centralisé, mais que les libertés locales n’en étaient pas moins développées).
Au XVIIe siècle, l’habeas corpus est devenu un enjeu de lutte entre le Parlement et le monarque. Progressivement, au fil de différents textes des années 1620 aux années 1680 avec la Glorieuse Révolution, le Parlement a victorieusement soumis le roi au droit. Dans le cadre de cette lutte contre la prérogative, une interprétation « romantique » de l’habeas corpus s’est imposée dont la Grande Charte de 1215 a constitué rétrospectivement la première pierre.
Le mythe de l’habeas corpus : aux Etats-Unis
Ninon Mathieu souligne combien l’interprétation « libérale » est piquante s’agissant d’un mécanisme qui ne vise pas la liberté de l’individu, mais qui concerne l’autorité du gardien. A tel point qu’il a pu être utilisé pour la « restitution » d’une femme à son mari ou d’un esclave à son maître… Autrement dit, il existe un hiatus entre la fonction normative de l’habeas corpus et sa fonction idéologique.
Aux Etats-Unis, l’habeas corpus va également servir de mécanisme de centralisation du pouvoir judiciaire après la guerre de Sécession. Les effets sur la liberté des individus sont presque « incidents », comme en témoignent les détentions arbitraires des Japonais permises par la Cour suprême des Etats-Unis sous la Seconde Guerre mondiale. Et lorsque le mécanisme se trouve utilisé depuis quelques décennies afin de restaurer la « souveraineté des Etats » contre le gouvernement fédéral, lorsque la Cour suprême donne en apparence un recours judiciaire aux prisonniers de Guantanamo, il ne s’agit toujours pas de garantir un droit substantiel à la liberté individuelle, mais de protéger le pouvoir du juge de dire le droit.
La réalité d’un habeas corpus libéral
Est-ce à dire pour autant que l’habeas corpus ne soit qu’un mythe ? Ninon Mathieu montre d’abord que les mythes sont importants en droit constitutionnel (c’est un thème récurrent de la recherche actuelle en droit constitutionnel), car ils peuvent être structurants et exemplatifs.
Est-ce à dire pour autant -question liée à la précédente- que l’habeas corpus n’ait pas de rapport avec le libéralisme ? Ninon Mathieu allègue que c’est bien le pouvoir, et non la liberté, qui est au cœur du mécanisme. Pourtant, elle montre -et le constat a quelque chose d’ironique- que la transposition de l’habeas corpus a permis de forger une culture constitutionnelle libérale. L’emprunt effectué à l’Angleterre et aux Etats-Unis a en définitive permis de libéraliser (si nous pouvons nous exprimer ainsi) effectivement un mécanisme du pouvoir.
Pour le dire autrement, l’emprunt constitutionnel d’un simple mécanisme de pouvoir badigeonné aux couleurs libérales a permis l’effectivité non plus seulement d’un mécanisme, mais d’une véritable liberté, garantie comme telle par la puissance publique. Un mécanisme de pouvoir s’est ainsi transmué en élément de l’État de droit. Et là encore il est piquant de relever que le mythe est devenu, au moins partiellement, réalité : il ne s’agit plus de protéger le pouvoir du juge, il ne s’agit plus d’un mécanisme de lutte entre les Etats fédérés et le gouvernement fédéral, il s’agit d’un droit effectif : celui de ne pas être détenu arbitrairement.
Ce droit se trouve aujourd’hui consacré par les grands textes relatifs aux droits et libertés, comme il se rencontre dans la plupart des constitutions. Evidemment, la consécration textuelle ne signifie pas pour autant l’effectivité du droit, mais même les pouvoirs autoritaires, même les pays socialistes se sont trouvés contraints d’afficher, de manière publicitaire dirons-nous, l’habeas corpus. Un hommage du vice à la vertu.
L’habeas corpus en France
Et la France dans tout cela ? L’expression ne dira pas grand-chose à la plupart des Français, hommes politiques inclus. Pourtant, une version française de l’habeas corpus a été gravée dans notre marbre constitutionnel en 1958 sous l’inspiration de Michel Debré et du Professeur Marcel Waline (voir Damien Salles, « L’article 66 de la Constitution de 1958 : un Habeas corpus à la française ?, Les Cahiers de la justice, 2010/1, pp. 59-63).
L’article 66 de la Constitution dispose dans ses deux alinéas :
« Nul ne peut être arbitrairement détenu.
« L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».
Même si la disposition définitive, inchangée depuis 1958, n’a pas comblé exactement les vœux de Michel Debré, non plus que ceux de Marcel Waline, il n’en demeure pas moins qu’un « habeas corpus à la française » a bien été consacré. Il se décompose en quatre points d’inégales valeurs :
- l’impossibilité d’une détention arbitraire, coeur libéral de l’habeas corpus, en contrepoint de l’absolutisme traditionnel et de ses manifestations contemporaines ;
- l’« autorité judiciaire », gardienne de la liberté individuelle, en contrepoint de la justice administrative ;
- la garantie effective de l’absence de toute détention arbitraire par la justice judiciaire, en contrepoint d’une simple consécration formelle ;
- enfin, et c’est le point faible de la disposition constitutionnelle, même s’il doit être relativisé du fait de l’influence de la justice constitutionnelle depuis le début des années 1970, l’intervention de la loi pour garantir l’absence d’arbitraire, ce qui renvoie au légicentrisme habituel des textes français depuis la Révolution de 1789.
En substance, quelles que soient ses origines plus ou moins mythiques, l’habeas corpus se présente aujourd’hui comme une caractéristique indispensable de tout Etat de droit.
Pour acheter l’ouvrage : Ninon Mathieu, L’Habeas corpus, Paris, LGDJ, juin 2025.