Xavier Coste, illustrateur et auteur de bande dessinée encore trentenaire, nous a gratifié, il y a maintenant quatre ans, d’un magistral « 1984 ». Dans cette adaptation du roman de George Orwell, Coste nous offrait la possibilité de le « voir » enfin (pour ceux qui n’ont pas vu le film) et de ne plus seulement le lire. L’ambiance anxiogène du roman y est parfaitement rendue, même si Coste s’est autorisé quelques libertés avec l’histoire, adaptation en BD oblige. Parallèlement, il a cherché à ne pas dépendre des différentes traductions existantes et est reparti du texte anglais pour être le plus fidèle possible au livre. C’est ainsi qu’il évoque non pas « la » novlangue, mais au plus près du texte d’Orwell, « le » novlangue, comme on dit le français, le chinois ou le zoulou.
L’année 2021 était celle où l’œuvre de George Orwell tombait dans le domaine public. C’est ainsi que pas moins de quatre adaptations en bande dessinée de « 1984 » étaient publiées en tout début d’année. Celle de Xavier Coste a particulièrement retenu l’attention de la critique, recevant le prix BD Fnac France Inter 2022 et le prix Albert-Uderzo de la « Meilleure contribution au 9e Art » 2021. Il faut dire que de la surveillance généralisée à l’architecture, du vide des vies individuelles aux messages abscons, tout est très bien rendu par Coste qui réussit à nous plonger dans le monde angoissant d’Orwell.
La suite de « 1984 »
Il y a quelques mois, Xavier Coste est revenu dans les librairies avec « Journal de 1985 » – co-scénarisé et co-écrit avec Philip Börgn – qui est, ni plus, ni moins, la suite de « 1984 ». Une entreprise audacieuse car il n’est jamais facile de mettre ses pas dans ceux d’un auteur aussi célèbre.
Ne tournons pas autour du pot : le pari est réussi. Graphiquement, les deux ouvrages se ressemblent. C’est le même monde qui nous est proposé : des personnages parfois à peine discernables, au visage flou sinon indéfinissable, pour signifier qu’ils sont déshumanisés ; des bâtiments froids, gigantesques, soulignant l’insignifiance de l’homme ; une bichromie insistant sur la monotonie et l’atonie de l’Océania ; peu de phylactères pour appuyer la solitude des personnages ; des couleurs pour chaque univers afin d’aider le lecteur à se repérer, mais surtout pour marquer le fait qu’ils sont étrangers les uns ou aux autres.
« Journal de 1985 » débute en janvier avec l’an 1 du nouveau régime qui… ressemble en tous points au précédent, notamment parce que Big Brother est toujours là . Le novlangue aussi, tout comme les fonctionnaires zélés, les enfants délateurs, les tâches absurdes, la foule haineuse, la surveillance de chacun par tous, les tortures qui font avouer les crimes que l’on n’a pas commis…
Un homme masqué tague un mur. Dans sa fuite, il laisse tomber un exemplaire du « Livre de Winston » (Winston Smith, le héros de « 1984). Débute alors une chasse à l’homme impitoyable. Ce « terroriste » est-ce Lloyd Holmes, veilleur de nuit au palais de la Victoire que l’on suit dans ses déambulations et dans l’écriture de son journal intime ? Écriture si l’on veut, car le nouvel héros se garde bien de coucher ses pensées sur le papier. Il les garde dans un coin de sa tête.
Lloyd appartient à un groupe de « résistants » disposant de bien peu de moyens et dont on se demande comment et combien de temps il va pouvoir s’opposer au régime. A moins que ce dernier ne soit sur le déclin, ce qui pourrait expliquer pourquoi il est de plus en plus brutal.
Toujours est-il qu’un jour Lloyd tombe sur Gordon, son jumeau, qu’il n’avait plus vu depuis l’adolescence. Gordon, qui porte cravate et occupe un poste haut placé (on découvrira par la suite qu’il n’est qu’un vulgaire grouillot du régime), semble vouloir renouer avec son frère. Aussitôt le lecteur se demande pourquoi. Que cherche le frère indigne ? Lloyd ne va-t-il pas tomber dans un piège ? Gordon pourrait-il être un traqueur de résistants ?
Un pessimisme mortifère
Nous ne dévoilerons pas ce qui se passe ensuite pour que le lecteur puisse être surpris par les événements et découvre, en même temps que Lloyd, le « grand secret » de big Brother.
Il faut lire « Journal de 1985 » parce que c’est un excellent album, au dessin superbe qui s’épanouit merveilleusement au fil des 250 pages de format carré. Il décrit parfaitement ce qu’un régime totalitaire aux abois est capable de faire, et ce qu’il engendre comme comportements chez ses « citoyens » (si tant est que ce mot ait ici le moindre sens). Nous pensons inéluctablement à la Russie d’aujourd’hui…
Conseillons cependant au lecteur de ne pas s’atteler à l’album avant d’aller se coucher, tant l’ambiance est angoissante et ne peut que générer les pires cauchemars.
Une petite lueur d’espoir demeure néanmoins à la toute fin de l’album. Un « Journal de 1986 » serait-il en préparation ?