Les récents soubresauts du marché obligataire américain — la remontée inattendue des taux d’intérêt longs vers les 5%, plus une poignée de résultats jugés décevants lors de plusieurs émissions du Trésor US (pour le 10 ans et le 30 ans) — ont ravivé un débat fondamental : celui du statut international du dollar et de la soutenabilité de la dette publique américaine. Dans un contexte de durcissement géopolitique et d’initiatives protectionnistes comme celles liées à la nouvelle politique tarifaire américaine, le concert des commentateurs en a tiré la conclusion que, si les investisseurs se détournent des obligations du Trésor, c’est parce qu’ils se mettent à douter pour de bon de la pérennité du dollar comme monnaie de réserve mondiale.
Ce diagnostic n’est pas absurde, mais il passe à côté de l’essentiel. Car si les enchères ont effectivement trébuché, ce n’est pas nécessairement en raison d’un manque de volonté ou de confiance des investisseurs. C’est peut-être, tout simplement, parce que ces investisseurs — et surtout les acteurs clefs du système mondial de financement — ne trouvent plus les dollars nécessaires pour acheter ce que l’État américain veut leur vendre et que, eux, recherchent.
Le problème n’est pas tant une chute de la demande, qu’un effondrement de l’offre de financement disponible pour faire tourner le système.
En d’autres termes : ce que l’on prend pour une perte d’appétit vis-à-vis de la monnaie américaine pourrait bien n’être que le symptôme de dysfonctionnements internes au système de paiements global.
Depuis plusieurs mois, les marchés s’inquiétaient des risques liés à ce que les financiers appellent le trading de base (basis trade). Il s’agit d’une stratégie d’arbitrage, exploitée notamment par les grands fonds de placement (hedge funds), consistant à vendre à découvert des contrats à terme sur Bons du Trésor tout en achetant simultanément les obligations correspondantes au comptant, et à exploiter ainsi un jeu subtil sur les différences temporaires de prix entre les deux instruments. Cette opération, très consommatrice en recherche de levier bancaire, est censée être neutre en risque si tout fonctionne normalement.,
Mais elle dépend d’une chaîne de financement fluide permettant aux arbitres de se procurer sans difficultés notables les actifs de garantie (ce qu’on appelle le « collatéral » avec, en première place, les obligations d’état américaines) dont ils ont besoin pour couvrir les risques associés à la complexité de telles transactions. Or, les informations qui remontent des marchés (par exemple le marché des swaps) montrent que cette fluidité est précisément en train de disparaître. Résultat : le marché des obligations du Trésor américain (Treasuries) s’enraie, et ce sont les adjudications elles-mêmes qui en pâtissent .
Plusieurs éléments contribuent à cette désorganisation des chaînes de financement. En particulier le poids croissant de la réglementation prudentielle qui impose aux banques des pénalités bilancielles de plus en plus lourdes. Le cas le plus exemplaire est celui des « ratios de liquidité » dont l’effet, de plus en plus unanimement déploré, est de dissuader les plus grandes banques d’accroître leur exposition aux titres publics, même dans un environnement où la demande potentielle pour ces titres existe.
L’une des conséquences de cet engrenage, surtout lorsque les économies sont en train de glisser dans la récession, est de provoquer une rétention progressive d’activité chez un nombre croissant d’intermédiaires privés non bancaires – courtiers de premier rang, établissements du Shadow Banking – qui, de nos jours, jouent aux côtés des grandes banques un rôle clé dans l’intermédiation des arbitrages de marché.
Après la lune de miel du début d’année, cet effet restrictif sur l’offre s’est trouvé amplifié par la montée de l’inquiétude que suscitent les foucades politiques (le mot est faible…) de Donald Trump et de son administration.
En aggravant le sentiment de risque, l’incertitude est en effet un facteur de volatilité dont la conséquence est d’augmenter le coût des garanties collatérales, et donc d’en réduire l’offre, alors même que, depuis la crise de 2008, l’accès à leur distribution est déjà freinée par la persistance d’une pénurie chronique d’actifs collatéralisables.
Dans ces circonstances, les adjudications ne trébuchent pas parce que les investisseurs doutent du dollar; elles trébuchent parce que les circuits de transformation, d’arbitrage et de financement qui permettent d’absorber et de faire circuler les émissions massives du Trésor américain sont de fait profondément perturbés.
Il ne s’agit donc pas d’un signal sur l’avenir du dollar comme monnaie de réserve, mais d’une nouvelle manifestation des dysfonctionnements qui, à la manière d’un poison invisible, conduisent le système monétaire mondial sur la pente d’une succession d’accidents déflationnistes récurrents, camouflant une dépression silencieuse. Un dysfonctionnement dont l’origine se trouve dans une conception obsolète de la monnaie et des relations financières ou monétaires remise en cause par la vitesse à laquelle se déploient les avancées technologiques du XXIème siècle en matière d’économie de l’information et de la connaissance.
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C’est toujours un plaisir de lire Henri Lepage. Moi qui n’étais qu’un modeste usager de l’eurodollar lorsqu’il s’agissait de contourner l’encadrement du crédit, et qui ne suis aujourd’hui qu’un simple spectateur, j’avais un petit peu de mal à comprendre la situation actuelle.
En effet si je constate que politiquement certains pays essayent de détrôner le dollar cela pose d’innombrables problèmes pratiques (on s’approche du troc).
Que pense Henri Lepage d’un éventuel rôle de l’euro ?