L’attentat de Krokus City, le 22 mars 2024, a remis en lumière les contradictions qu’engendre l’islam en Russie dans le cadre du « grand-russisme poutinien » et de sa prétendue défense des valeurs morales traditionnelles qui seraient communes à la Russie et à l’Occident. Cette revendication est d’autant plus paradoxale que la seule chose vraiment libérale dans la société russe, ce sont les mœurs, alors que l’islam est porté par une vague conservatrice dont l’impact se fait désormais sentir dans la vie quotidienne de la majorité des croyants.
Afin de mieux cerner le sujet, commençons par une brève revue historico-démographique.
On peut considérer que la Russie contemporaine comporte trois principaux groupes musulmans. Examinons-les dans l’ordre d’intégration à l’Empire.
- Les musulmans de la Volga sont les héritiers du Khanat bulgare de la Volga et des khanats qui ont suivi l’effondrement de la Horde d’Or. La conversion à l’islam des populations de la région a débuté dès 922. La russification forcée, elle, a commencé avec la prise de Kazan en 1522 et a connu de nombreux épisodes jusqu’à la famine de 1921 lors de laquelle la moitié de la population bachkire disparut. Malgré la destruction de toutes les mosquées dès 1593 (la reconstruction commença deux siècles plus tard, sous Catherine II), jamais l’Empire russe puis l’Union soviétique ne purent éliminer la pratique de la religion dans cette zone qui est aujourd’hui divisée entre les républiques du Tatarstan et du Bachkortostan.
A elles deux, ces entités constitutives de la Fédération de Russie regroupent plus de 7 millions de musulmans sunnites, soit environ 5% de la population du pays ; leurs populations émigrées dans d’autres régions sont sans doute au-delà du million de personnes, dont 100 000 à Moscou et 50 000 à Saint-Pétersbourg. Les Tatars et les Bachkirs sont respectivement les deuxième et quatrième nationalités du pays, après les Russes et les Ukrainiens.
De par l’ancienneté de leur appartenance politique à la Russie, mais aussi de leur position géographique au croisement des chemins terrestres et fluviaux entre l’Europe et l’Oural puis la Sibérie d’une part, le Nord et le Sud d’autre part, ces populations sont plutôt intégrées à la Fédération de Russie. Les mariages inter-religieux y sont notamment plus élevés que chez les musulmans des autres régions.
Cette assimilation n’empêche cependant pas l’existence de groupements à base ethnique tant au plan économique (comme certaines grandes entreprises du Tatarstan) que criminel (la « mafia » tatare était l’une des plus puissantes de Moscou lors des années 90). Ni de revendications nationales. Elles sont modérées au Tatarstan, qui réclame une autonomie consensuelle dans le cadre fédéral. Elles sont beaucoup plus fortes chez les Bachkirs, ancrées dans un fond d’oppositions : opposition entre la culture musulmane locale et la culture russe, opposition nationale tant vis-à-vis des Russes que des Tatars (souvent considérés comme impérialistes et arrogants), lutte pour que l’on n’oublie pas la famine génocidaire du siècle passé.
D’ailleurs, la Bachkirie est, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, l’une des régions de Russie où les revendications nationales et anticoloniales ont été les plus audibles et les plus visibles – dans le prolongement direct de celles des années 1980-90.
- L’Islam a commencé à se propager dans la région montagneuse du Caucase septentrional à partir du XIème siècle, après l’effondrement de l’Empire khazar qui avait verrouillé les portes de la steppe (au sens propre comme au sens figuré, puisque la ville de Derbent[1] – véritable porte naturelle sur la mer Caspienne – fermait l’accès aux plaines septentrionales par une muraille et une porte de fer) contre les invasions arabes du premier millénaire de notre ère. La conquête du Caucase par la Russie à proprement parler occupa la majeure partie du XIXème siècle ; elle est faite de batailles épiques, de guérillas, de coups d’éclat, de massacres, de déportations et d’émigrations en masse. L’histoire des guerres contre la Russie est profondément inscrite dans la mémoire collective de tous ces peuples, qu’il s’agisse des Tcherkesses[2] (qui occupaient la partie occidentale de la région), expulsés du Caucase en 1864 après plus de 70 ans de guérilla ; des Vaïnakhs, qui contrôlaient la route du Caucase central reliant la Russie à la Géorgie, pour lesquels le cheikh Mansour – à l’origine de la résistance tchétchène en 1785 – reste un symbole historique (d’ailleurs le premier bataillon tchétchène créé en Ukraine porte son nom) ; et des nombreuses ethnies du Daguestan, à l’est, à commencer par les Avars, dont était issu l’imam Chamil, héros de la guerre du Caucase, à laquelle sa défaite à Gounib en 1859 mit fin.
Staline, commissaire aux Nationalités et géorgien, découpa le Caucase « russe » en républiques autonomes qui en définissent encore aujourd’hui les frontières administratives internes, puis ordonna la déportation des Tchétchènes et des Ingouches vers l’Asie centrale en wagons à bestiaux en février 1943 (Khrouchtchev les autorisa à revenir à partir de 1957).
Jamais cependant cette région ne devint vraiment soviétique. Les sociologues Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, du début des années 60 à la fin de l’URSS, se sont efforcés de démystifier la légende léniniste de la victoire de l’athéisme prolétarien sur l’obscurantisme religieux (en l’occurrence l’islam[3]) en Union soviétique.
L’époque post-soviétique, en particulier, au cours des vingt dernières années, a vu la destruction de certains équilibres sociaux et institutionnels assez fragiles : explosion des inégalités de revenu et de patrimoine, conséquence du chômage, du sous-emploi et de la corruption endémiques ; destruction des balances ethniques, comme par exemple le blanc-seing accordé à Ramazan Kadyrov dans la région ou le démembrement du Conseil d’Etat au Daghestan (organe qui permettait la représentation de chacune des principales ethnies de la République) ; irruption de signes visibles de la transformation politique de la Russie en un Etat totalitaire, en particulier la nomination de Russes – généralement issus de l’armée ou des services secrets – aux postes de dirigeants des Républiques et l’impossibilité pour les députés à la Douma de relayer les difficultés locales au niveau fédéral ; enfin, émigration massive des jeunes actifs vers les grandes métropoles où ils sont souvent confinés à des emplois sans intérêt et sous-payés, en proie au racisme et à la ségrégation.
Les musulmans du Caucase, principalement sunnites, mais aussi chiites au Daghestan ou soufis en Tchétchénie (une forme ascétique et mystique de l’Islam, généralement considérée comme une branche du sunnisme) ont une population de plus de 6,5 millions de personnes ; cette région a aussi le taux de natalité le plus élevé du pays, ainsi que le taux de mortalité le plus faible -en raison de la jeunesse de sa population. Il est très difficile d’obtenir des données fiables sur la diaspora caucasienne dans les autres régions du pays, en particulier les grandes métropoles, mais on peut l’estimer à plusieurs centaines de milliers de personnes à Moscou et à Saint-Pétersbourg (se promener dans les centres commerciaux suffit à s’en convaincre).
- Les travailleurs immigrés des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale et d’Azerbaïdjan, et leurs familles, représentent désormais une part importante de la population des grandes métropoles, comme Moscou et Saint-Pétersbourg. En s’enrichissant au cours des années 2000, les grandes agglomérations russes ont connu le même déficit de main d’œuvre non qualifiée que celles d’Europe occidentale lors de la seconde moitié du XXème siècle, et ont utilisé la même recette : faire appel aux populations pauvres de l’ancien empire. En raison de l’importance significative de l’immigration illégale, il est difficile de déterminer le nombre exact de ces immigrés, mais une fourchette de 600 000 à 1 million d’Azerbaïdjanais, 1,5 à 2 millions de Tadjiks, 1 à 2 millions d’Ouzbeks et 750 000 à 1 million de Kirghizes semble réaliste, soit entre 4 et 6 millions de personnes pour les quatre communautés les plus importantes.
La situation de ces ressortissants étrangers diffère significativement d’une origine à l’autre : les Azéris sont souvent de petits commerçants, accusés de « voler le pain des Russes » ; les Ouzbeks sont employés sur les marchés ou dans les exploitations agricoles ; les Tadjiks (dont le revenu mensuel moyen au pays est d’à peine 100 $) sont cantonnés aux emplois les moins qualifiés : personnels d’entretien, ouvriers sur les chantiers, etc.
Lors des années 2010, le gouvernement russe, souhaitant montrer au monde son dynamisme démographique retrouvé, a massivement naturalisé ces populations.
Une Russie schizophrène
La Russie s’est définie après 1991 comme un Etat pluriethnique, pluri-national et pluriconfessionnel. Pourtant, depuis une dizaine d’années, la construction du nouveau régime et du nouveau pays idéologisés par Poutine se fait autour d’un christianisme orthodoxe fantasmé, dont le poids dans la société est inversement proportionnel à celui qu’il occupe dans les médias et la dialectique du pouvoir. Combinée à la réalité sociale des métropoles russes, empreinte de ségrégation réelle sur fond ethnique et religieux (la fameuse petite annonce « appartement à louer uniquement à personnes slaves » n’est ni une plaisanterie de mauvais goût, ni une exception), cette nouvelle direction semble rendre la collision entre l’Etat russe et l’islam inévitable.
La question de l’islam en Russie montre aussi et surtout toute la schizophrénie de la propagande poutinienne à l’intérieur et hors de ses frontières. Aujourd’hui, il n’est plus question de mythe, mais de l’impossibilité pour un régime dictatorial intrinsèquement faible[4] de couvrir par son vernis « idéologique » les réalités complexes d’une société en constante évolution ; il préfère donc les ignorer.
Par exemple, la naturalisation de centaines de milliers de ressortissants d’Asie centrale lors de la décennie passée ne s’est accompagnée d’aucun effort social pour ces nouveaux citoyens. Leurs enfants sont toujours ostracisés dans les écoles de la périphérie des métropoles et il est exceptionnel qu’ils accèdent à l’enseignement supérieur ; ils forment une sorte de nouveau « lumpenproletariat », regroupés en communautés isolées du reste de la population, dans des logements souvent insalubres (par exemple, les ouvriers tadjiks vivent en général sur les chantiers même) ; leur état juridique est fréquemment proche de l’esclavage, en particulier parce que leurs employeurs confisquent presque toujours leurs passeports et parce qu’une grande partie d’entre eux travaille illégalement – soumis ainsi également au bon vouloir d’une police russe dont l’intégrité n’est plus à prouver…
Le problème des religions devient critique
Le problème religieux est encore plus critique. Avec à peine 6 grandes mosquées et une vingtaine de plus petites à Moscou, pour près de 2 millions de musulmans, il n’est pas toujours facile de rendre grâces à Allah dans la capitale russe, en particulier au moment des principales fêtes. Les musulmans se sentent d’autant plus humiliés que chaque demande de permis de construire pour un nouveau lieu de culte (généralement financé par des donateurs privés) rencontre de fortes oppositions tant de la part de l’administration municipale que de d’une partie xénophobe de la population, alors que chaque année des dizaines d’églises et de chapelles sont construites sur fonds publics à Moscou. Rien d’étonnant dès lors que, malgré les contrôles de plus en plus stricts des services de renseignement intérieur, le nombre d’imams autoproclamés et de prêcheurs dans les caves et les cours d’immeubles de banlieue ne cesse de croître.
Pour notre part, nous avons beaucoup voyagé dans le Caucase russe lors des deux premières décennies du siècle. Et nous sommes stupéfait par la radicalisation religieuse de la population au cours des dernières années. A la fin des années 2010 encore, les grandes villes du Daghestan comptaient peu de barbus, et quasiment pas de tchador, les manifestations publiques de l’islam étaient rarissimes, les madrassas discrètes, et le régime alimentaire (y compris la consommation de vodka ou de brandy), totalement libre. Au Caucase russe, l’islam acceptait la laïcité. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et une promenade à Makhatchkala[5] ou à Grozny[6] montre un virage brutal vers une omniprésence de l’islam dans la vie quotidienne des citadins. Le mépris autrefois discret de la majorité de la population musulmane du Caucase (aussi bien féminine que masculine) pour les mécréants russes ne se cache désormais plus et devient intolérance.
L’islam, une puissance montante en Russie
Le Caucase musulman se sent fort de sa jeunesse et de sa foi, il en est fier. Sans doute, le blanc-seing accordé par Vladimir Poutine à Ramazan Kadyrov pour faire de la Tchétchénie un émirat où les grands principes de la charia, mélangés aux règles traditionnelles (châtiments corporels, polygamie, dot, justice des anciens, etc.), représentent désormais le corpus législatif de la République, fut une erreur majeure, dont la justification n’est toujours pas claire. Le rôle de la religion musulmane, et son poids dans la société russe, en ont été renforcés pour des décennies.
Ainsi l’islam, qui compte aujourd’hui 15 millions d’autochtones (plus de 10% de la population de la Russie) et 4 à 6 millions d’immigrés, est devenu une puissance dans ce pays prétendument garant des valeurs chrétiennes traditionnelles trahies par l’Occident – si l’on en croit le discours poutinien. Elle a commencé à le transformer, tant par sa dynamique démographique que par ses revendications nationales et religieuses de plus en plus affirmées, au sein de toutes les communautés que nous nous sommes efforcé de présenter brièvement.
On peut toujours se moquer des sceptiques qui voient les Russes à l’œuvre derrière l’insistance de certains medias, influenceurs, partis et leaders politiques français et européens à nous alerter sur les intentions très organisées du monde musulman de s’emparer de nos sociétés. Tout cela ne serait, disent-ils, que fausses informations, faits déformés, chiffres tronqués, diffusés par les officines de propagande russes ou financées par la Russie, pour nous déstabiliser. La réalité est que le risque est réel et multiple, pour nos sociétés en effet, pour tous les musulmans qui y vivent ou aspirent à y vivre en paix, et pour la société russe aussi, qui pourrait imploser pour des raisons religieuses et ethniques. Après tout, Hélène Carrère d’Encausse si moquée pour le fameux « Empire éclaté », avait peut-être finalement raison bien avant l’heure.
[1] Souvent traduit du farsi comme « la porte de fer », Derbent est la plus ancienne ville de Russie actuelle, au sud du Daghestan, à la frontière de la Russie et de l’Azerbaïdjan.
[2] Les Tcherkesses ne se convertirent à l’islam qu’après la chute de Constantinople au XVème siècle.
[3] Voir en particulier L’Islam en Union soviétique (Payot, 1968) et Le Soufi et le Commissaire (Le Seuil, 1986).
[4] A ce titre, je recommande la lecture de l’ouvrage de Timothy Frye, “Weak strongman. The Limits of Power in Putin’s Russia”, Princeton, 2021.
[5] Capitale du Daghestan.
[6] Capitale de la Tchétchénie.
3 commentaires
Oui, nous sommes toujours en guerre, la « pause » d’après les « trente glorieuses » n’a été qu’une illusion. Nous avons vécu avec l’idée d’un nouveau monde de bisounours, cool, facile, alors que les guerres économiques ont continué, mais aussi les guerres de religions. Souvent plus « soft », sans affrontement trop direct, les conquérants ne se sont jamais arrêtés. Certains de nos dirigeants, sensibles aux symboles ont même posé le sabre à la main en terre étrangère…. manifestement ils n’avaient rien compris! La certitude dans les croyances des ces communités et l’application des textes considérés comme sacrés ont fait le reste. Et c’est toute la difficulté d’une démarche rigoureuse devant l’irrationnel, ou des concepts incomplets voir fumeux mais aussi devant des sujets difficiles à appréhender.
Bravo ! Le hasard fait que je venais de rédiger un message beaucoup moins détaillé et surtout non chiffré mais utilisant pratiquement dans les mêmes termes : trois groupes de musulmans qui…
Donc merci pour les chiffres
Merci Stephane, pour la concision et la clarté de votre analyse … a suivre avec attention. bien a vous