Le ministre Bruno Le Maire va donc créer une taxe de production supplémentaire à un taux variable, jusqu’à 5%, sur les entreprises qui assurent des services numériques avec un CA de 750 millions d’euros et un CA en France de 25 millions d’euros. Monsieur Le Maire veut punir ces entreprises qui payeraient moins d’impôt en France que d’autres, soit 9 % en moyenne, dit-il, contre 23 % pour les entreprises comparables fonctionnant selon un modèle économique classique. Cette solution n’est pas la bonne. Elle méconnait la diversité des entreprises du numérique.
Au niveau mondial, Amazon a réalisé en 2017 un bénéfice de 2,9Md$, soit environ 2,42 Md€ et employait environ 600 000 salariés. En France, le géant de Seattle avait environ 5 500 salariés en 2017 et a payé 8M€ d’impôt, soit un bénéfice fiscal de l’ordre de 26M€. Donc en France, Amazon a fait 1,1% du résultat global avec 0,92% des salariés du groupe. Un bon score qui n’est guère critiquable ! En même temps Amazon offre aux producteurs français une filière de distribution inégalée.
En 2017, la filiale française d’UBER a déclaré un chiffre d’affaires de 52 millions d’euros et une charge d’impôt de 1,4 millions. Au niveau mondial, la même année UBER a subi une perte nette de 4,5 milliards de dollars (3,6 milliards d’euros), C’est donc une chance que la plate forme ait payé un impôt en France ! Et par ailleurs, UBER joue un rôle d’insertion sociale de milliers de jeunes des banlieues en leur donnant envie de s’habiller en costume /cravate, de conduire diligemment et d’être aimable avec le client, ce qui économise sans doute d’importantes charges d’assistance sociale à l’Etat !
Mais alors que Amazon ou UBER délivrent un service physique sur le territoire français, le cas des sociétés comme Twitter, Facebook, Google est différent car ces entreprises font l’essentiel de leur chiffre d’affaires en vendant un service purement numérique, à distance. Ce qu’elles offrent peut être obtenu par le consommateur de la même manière où qu’il soit sur la planète. Ainsi Google par exemple a réalisé dans le monde un chiffre d’affaires de 117Md$ en 2017 avec 80 000 salariés (au 31/12) et un bénéfice global de 26Md$. La charge d’’IS provisionnée par le groupe s’est élevée à 27,7 % de son résultat dont une partie, minoritaire, passée en provision selon le système américain qui n’impose qu’au jour du rapatriement aux Etats-Unis. Un tel taux est comparable, voire supérieur au taux moyen payé en France par les grandes entreprises. Mais évidemment le montant du chiffre d’affaires et du résultat réalisés en France ne correspond qu’au service commercial de distribution. En 2017, la filiale française (639 salariés) a déclaré au fisc français un chiffre d’affaires de 325 millions d’euros et un impôt sur les bénéfices de 14 millions d’euros.
Le cas d’Apple est encore différent puisqu’elle vend des produits, mais elle ne possède en France qu’une filiale qui s’occupe de marketing (Apple France SARL, 181 salariés, chiffre d’affaires de 89 millions d’euros et 14,5 millions d’impôts en 2017) et une autre, Apple Retail France EURL (2.122 salariés) qui vend ses produits dans ses propres boutiques ( chiffre d’affaires de 711 millions d’euros et impôt de 4,6 millions d’euros en 2017). Bien entendu les produits Apple sont également vendus en France par d’autres revendeurs. La seule question est de savoir si Apple vend ses produits aux mêmes conditions à ses boutiques et à celles des autres. Gageons que le fisc français le vérifie scrupuleusement.
Il existe déjà en France, et plus largement en Europe, tout un arsenal pour lutter contre la fraude qui pourrait être utilisé, voire amélioré, si l’on considère que les bénéfices réalisés en France par les entreprises numériques sont sous-imposés : remise en cause des prix de transfert, surimposition des dividendes vers des pays localisés dans des paradis fiscaux. Le cas échéant, il peut être envisagé d’élargir la notion d’établissement stable d’une entreprise étrangère en France… Il est vrai qu’il va devenir très difficile de saisir un résultat qui se fait de plus en plus, notamment pour Google et Amazon, dans les nuages. Mais des solutions existent. Les Etats-Unis de Trump ont voté fin 2017 une loi qui taxe les multinationales sur leurs résultats à l’étranger au taux de 8 à 15,5% en permettant en échange que ces bénéfices soient rapatriés sur le sol américain. C’est ce qui a permis d’augmenter sensiblement l’impôt payé par Google ou Apple (38 milliards de dollars / 31 milliards d’euros) par exemple cette dernière année. Soyons aussi inventifs plutôt que de multiplier les taxes de production qui sont déjà en France, au niveau de 72Md€, multiples et plus élevées que dans les pays comparables.
Il est normal que chaque entreprise contribue équitablement à l’environnement public qui lui est offert. Mais, taxer différemment et spécifiquement les entreprises numériques, c’est succomber à la discrimination en violation de l’égalité devant l’impôt. La plus élémentaire justice veut que tous les contribuables placés dans des situations semblables soient imposés selon les mêmes méthodes et les mêmes principes. Toute politique du cas par cas aboutit à un dispositif inextricable, incompréhensible et injuste. C’est aussi attenter sans doute à la croissance d’entreprises françaises pour vouloir faire mal à quelques grandes entreprises étrangères.
Il vaudrait mieux faciliter la vie des entreprises et alléger leur fardeau pour que d’autres géants français et européens du numérique puissent se développer.
Méfions-nous toujours de vouloir substituer la morale à la justice pour régler les affaires de l’Etat.
Article publié dans L’Opinion le 25/01/19.