En 2019, le Gouvernement lançait le « Pass numérique ». Conçu sur le modèle du ticket-restaurant, ce chèque s’adressait potentiellement aux 13 millions de Français en difficulté avec les outils numériques, qu’il s’agisse d’utiliser un ordinateur ou une tablette, ou d’effectuer des démarches administratives en ligne. La principale société chargée de déployer ce dispositif a été placée en liquidation judiciaire en début d’année 2024.
Le Gouvernement avait de grandes ambitions en lançant ce chèque numérique, censé « favoriser l’inclusion numérique en facilitant l’accès à Internet des personnes qui rencontrent des difficultés dans leur usage du numérique ». Le pass était présenté comme le dispositif phare de la « stratégie nationale pour un numérique inclusif » mis au point par le secrétaire d’État au Numérique d’alors, Mounir Mahjoubi.
Une petite usine à gaz
Comme le montre le schéma ci-dessous, le fonctionnement du pass n’était pas aussi simple que promis. Un commanditaire devait acheter des pass pour les donner à un prescripteur chargé de les délivrer aux usagers en ayant besoin. Ces derniers les dépensaient ensuite auprès de prestataires qualifiés.
Au centre du dispositif figure l’opérateur, chargé d’émettre les pass, de les vendre, puis de payer les prestataires. Ni plus ni moins qu’une petite usine à gaz dont il est permis, dès 2019, de prédire la lourdeur et, partant, le possible échec.
Prenons un exemple, celui d’une mairie souhaitant distribuer des chèques numériques à des administrés. Pour bénéficier de la subvention de l’État à l’achat de pass – 25 millions d’euros (M€) avaient été budgétés pour aider les collectivités locales à acquérir 2 millions de pass – la mairie devait répondre à l’appel à projets de l’État. Puis, dans un second temps, lancer une procédure de marché public pour trouver un prestataire. La complexité de la démarche, et son côté chronophage, en ont rebuté plus d’une.
A supposer que la mairie soit allée au bout de la procédure, encore fallait-il qu’elle distribue les chèques, c’est-à-dire qu’elle ait des prescripteurs efficaces, capables d’identifier les personnes cibles, de les sensibiliser, de les inciter à entrer dans le dispositif, voire de les convaincre de dépenser leur chèque. On s’est, en effet, vite rendu compte que les porteurs d’un pass ne faisaient pas nécessairement l’effort de l’utiliser, c’est-à-dire de se former.
Une évaluation réalisée par la métropole du Grand Lyon en mars 2023 fait état d’un taux d’utilisation de 21% : sur les 35 900 pass distribués aux prescripteurs, seuls 6 400 ont été utilisés par 750 personnes.
Un opérateur défaillant
On comprend vite que la mise en œuvre du Pass numérique a eu du retard à l’allumage. Retard qui a mis en difficulté le principal opérateur choisi par l’État, Aptic, une société coopérative, qui n’a jamais pu compter sur les ressources qu’elle avait budgétées. La société, en effet, se payait à la fin du parcours, une fois que les bénéficiaires avaient été formés.
Il faut aussi reconnaître qu’Aptic a sans doute surévalué sa capacité à répondre à la demande. L’opérateur avait été choisi sur la base d’un essai mené en 2017 à très petite échelle. Il a été incapable de monter en puissance, notamment parce qu’il s’est vite trouvé empêtré dans l’usine à gaz imaginée par l’administration.
Les difficultés financières n’ont pas tardé à apparaître – Aptic n’a jamais fait de bénéfices – et ont abouti à la mise en liquidation judiciaire de la société le 16 janvier 2024.
Aujourd’hui, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) s’efforce de payer les prestataires et assure, s’il reste de l’argent dans les caisses, qu’elle remboursera ensuite les collectivités qui ont acheté des pass et qui n’ont pas pu les distribuer.
Alors que l’État avait prévu 400 000 bénéficiaires du chèque numérique, il s’avère que 40 000 personnes seulement ont été formées. Dix fois moins que prévu !
Ces piètres résultats ont cependant un avantage : le budget initial de 25 M€ n’a pas été entièrement dépensé. Mais l’État a vite trouvé d’autres moyens de le faire. C’est ainsi que la feuille de route stratégique pour l’inclusion numérique, baptisée « France numérique ensemble » en octobre 2023, prévoit la création d’un « fonds d’ingénierie » pour accompagner les acteurs locaux.
Apparemment ce fonds servirait à aider lesdits acteurs à bâtir une stratégie territoriale, mais pas à financer des formations. C’est un progrès.
Aborder le sujet du bon côté
Cependant, surtout à l’heure où il cherche à faire des économies, on est en droit de se demander si l’État doit s’occuper à ce point « d’inclusion numérique ». Cela a-t-il un intérêt de vouloir former quiconque à l’utilisation d’Internet ?
N’oublions pas que l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) compte 2,5 millions de personnes qui en souffrent dans notre pays, ce qui représente 7% de la population française âgée de 18 à 65 ans. Ces personnes ne seront jamais à l’aise sur internet avant de savoir lire et écrire !
N’oublions pas que, selon la Depp, la direction des statistiques du ministère de l’Éducation nationale, 11,2% des jeunes âgés de 16 à 25 ans éprouvent des difficultés en lecture, et que près de 5%, soit un sur vingt, peuvent être considérés comme étant illettrés. La Depp montre que ces jeunes en difficulté éprouvent aussi des problèmes à l’écrit. Des résultats qui sont probablement sous-estimés : ils sont issus des tests menés à l’occasion de la Journée défense et citoyenneté (JDEC) à laquelle une partie des citoyens âgés de 16 à 25 ans ne participent pas, précisément ceux qui sont le plus éloignés du système scolaire. Ces jeunes auront toujours du mal à lire ce qu’ils auront sous les yeux, que ce soit sur un papier ou sur un écran !
N’oublions pas que, selon l’ANCT, un Français sur trois ne maîtrise pas les compétences numériques élémentaires. Former un Français sur trois au numérique coûterait un « pognon de dingue » dirait le président de la République !
Il nous semble donc que l’urgence soit plutôt de faire en sorte qu’aucun jeune Français ne quitte système scolaire sans savoir lire, écrire, compter. Pour cela, il faut réformer l’enseignement (autonomie des établissements, concurrence, chèques-éducation, etc.).
Ensuite, il pourrait être judicieux de faire confiance à la solidarité familiale et amicale. Car ceux qui ont des difficultés avec internet souhaitent-ils vraiment devenir autonomes ou cherchent-ils plutôt une aide ponctuelle pour effectuer des démarches que l’on ne peut plus faire autrement ? La famille, les amis, puis les associations et les administrations elles-mêmes ne peuvent-elles pas leur apporter le coup de main nécessaire ? L’État, au lieu d’inventer constamment de nouvelles usines à gaz, ne devrait-il pas simplifier les formalités sur internet ?
Enfin, on nous permettra de nous interroger sur les chiffres cités plus haut. Y a-t-il vraiment autant d’illettrés du numérique, surtout chez les jeunes ? Comment font-ils alors pour jouer en ligne, harceler leurs camarades, commander sur Shein, utiliser TikTok depuis leur téléphone portable ?
3 commentaires
Belle démonstration de l’intérêt du principe de subsidiarité: il serait beaucoup plus simple et efficace d’aider les gens au moment où ils ont un problème et sur ce problème (quitte à prévoir une cellule de support dans les maisons France service), que de monter par le haut un plan de formation en forme d’usine à gaz.
Il faut absolument dépenser l’argent public, quelle que soit la manière. C’est le credo des « zélus » et des ministres.
La démonstration que les initiatives de l’état, en tout domaine, aboutissent à des abominations administratives. Il faut absolument réduire son emprise sur nos vies, en commençant par cesser d’embaucher des fonctionnaires. Quand allons-nous enfin le comprendre ?
PS: une réunion avant-hier d’une administration dont la prétention est de définir des scénarios d’adaptation au changement climatique : une litanie d’âneries sans aucune considération pour l’économie.