Il y a cent ans, le 21 février 1921, naissait John Borden (Bordley) Rawls. Nommé professeur à Harvard en 1964, il le restera jusqu’à sa mort en 2002. La philosophie du droit a occupé toute sa pensée. Proche de certains auteurs libéraux, il a voulu concilier le respect de la liberté et l’égalité. Dans ses ouvrages, notamment Théorie de la justice publié il y a cinquante ans et Libéralisme politique (1993), sa quête d’une justice par l’équité se veut libérale, mais en réalité, elle est collectiviste. Il pervertit le mot libéralisme. Rawls subordonne la justice et toutes différences de richesses et de revenus, à la condition qu’elles œuvrent à l’amélioration des conditions des plus défavorisés. Il alimente l’idée fausse et dangereuse que l’égalité arithmétique est la panacée de l’humanité, tandis que l’inégalité est la cause de tous ses maux. Il s’inspire des contractualistes (Hobbes, Rousseau, Kant…) pour construire le mythe d’un ordre originel parfait. Il critique le raisonnement individualiste des utilitaristes (Hume, Bentham, Stuart Mill) mais ce n’est que pour mieux renverser le libéralisme classique, qui fait naître spontanément l’intérêt général de la rencontre des initiatives et des intérêts individuels et lui substituer le carcan d’un intérêt général supposé.
La justice comme égalité
La théorie de la justice comme équité de John Rawls est plutôt celle d’une justice comme égalité. Il considère que toute mesure politique n’est juste que si elle permet d’améliorer le sort des plus défavorisés, que l’inégalité n’est justifiée que pour autant qu’elle contribue à l’amélioration du sort des plus démunis,
« [que] ceux qui ont été favorisés par la nature, quels qu’ils soient, peuvent tirer avantage de leur chance à condition seulement que cela améliore la situation des moins bien lotis. Ceux qui sont avantagés par la nature ne doivent pas en profiter simplement parce qu’ils sont plus doués, mais seulement pour couvrir les frais de formation et d’éducation et pour utiliser leurs dons de façon à aider aussi les plus désavantagés ».
Il demande donc que les inégalités non méritées soient corrigées, que des compensations soient apportées aux inégalités de naissance et aux dons naturels qui sont immérités.
« Les deux principes de justice s’énoncent comme suit : chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, qui soit compatible avec un même système de libertés pour tous.
Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions : a/ elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions de juste (fair) égalité des chances, et b / elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société. »
Il ne méconnaît pas les inégalités naturelles, mais fixe à la justice l’objectif de les combattre. Il prétend défendre la liberté, mais il requiert de la soumettre à l’impératif égalitaire : « ce sont toujours ceux qui ont une moindre liberté qui doivent recevoir une compensation ».
Le droit, selon Rawls, relève de cette obsession égalitaire que partage désormais le monde occidental. Rawls a d’ailleurs contribué largement à la faire advenir. L’approche est doublement dangereuse :
- D’une part, instituée en dogme, l’égalité des chances n’a plus de limites alors qu’elle ne peut avoir de valeur que relative et spécifique. On peut, et on doit, veiller à ce que ceux qui n’ont pas leur autonomie —les enfants, les handicapés … — et qui sont défavorisés économiquement, puissent disposer d’un accès à l’enseignement ou à l’emploi ou à des moyens minimums d’existence adaptés. Mais on ne fera jamais un Einstein d’un âne, ni d’un estropié un marathonien. Chacun a une intelligence, une complexion physique… différentes. Vouloir une égalité des chances totale est utopique et la mise en œuvre de toute utopie conduit volontiers à la tyrannie car, à défaut de parvenir à leur fin chimérique, ses promoteurs s’y acharnent jusque par la violence, selon le mécanisme fou qui, en son paroxysme, conduisit Staline aux purges des koulaks, des ingénieurs et autres prétendus ennemis du peuple pour masquer l’échec de sa politique.
- D’autre part, si les inégalités ne sont admises qu’à la condition d’être favorables aux plus démunis, la question apparaît aussitôt de savoir qui va en juger. A ce titre, le ruissellement des riches vers les pauvres, qui a son efficacité quand la richesse est justement acquise par l’innovation, le travail et l’échange libres, se trouve entièrement justifié. Mais, la même doctrine peut légitimer le communisme niveleur en ignorant ses dégâts à moyen ou long terme. L’inégalité n’est pas injuste ou juste en soi. Elle est injuste lorsqu’elle est le résultat de pratiques injustes telles que le vol, la tromperie, la corruption, la connivence… Elle est juste lorsqu’elle résulte de l’innovation, du travail, de l’échange, de la propriété légitimement acquise de chacun. Elle est regrettable et parfois remédiable lorsqu’elle provient de la nature, mais elle n’est pas injuste.
Une justice désincarnée
La faille du raisonnement rawlsien repose sur son origine et sa méthode. Rawls veut construire une justice parfaite, universelle et unanimiste. A cet effet, il imagine une sorte d’accord initial sur des principes servant de charte fondatrice de la société pour fixer les droits et les devoirs de base et déterminer la répartition des avantages sociaux :
« Ce sont les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d’égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association… C’est cette façon de considérer les principes de justice que j’appellerai la théorie de la justice comme équité. »
Il place ainsi, de manière théorique bien entendu, les hommes dans une position originelle égalitaire, sous un voile d’ignorance de leur position pour déterminer les principes de justice qu’ils choisiraient ainsi les uns envers les autres en imaginant que chacun pourra avoir l’une ou l’autre de toutes les positions sociales ou personnelles existantes, de telle façon que le choix soit objectif et désintéressé, dicté, pense-t-il, par la seule raison. Il bâtit ainsi son modèle avec « sa » raison, certain qu’elle vaut toutes les raisons du monde, qu’elle n’est pas contestable parce que la raison est unique. Il n’hésite pas à imaginer que l’unanimité est quasiment assurée :
« La position originelle est caractérisée de façon à ce que l’unanimité soit possible ; les réflexions de n’importe quel individu sont typiques de celles de tous… Chacun a un sens de la justice semblable et, de ce point de vue, une société bien ordonnée est homogène. »
Il fait l’hypothèse que dans cette situation, les personnes retiendraient toutes les deux mêmes principes :
« Le premier exige l’égalité dans l’attribution des droits et des devoirs de base. Le second, lui, pose que les inégalités socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de richesse et d’autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société… »
Mais supposer que les hommes auraient le même point de vue dans la même situation, c’est les prendre pour des dieux, pour des clones ou pour des robots. Alors que la société des hommes est celle d’individus tous singuliers, tous tiraillés entre raison, désirs et émotions, tous capables d’une vision personnelle et originale du bien et du mal. Bien sûr, la nature humaine recèle un fond commun et, dans leur commerce social, les hommes parviennent à s’entendre, heureusement, sur une vision commune à partir de ce qui fait la trame de leur humanité, de leur petitesse et de leur grandeur ; ils y arrivent dans leur apprentissage de vie commune de générations en générations, dans l’analyse tacite ou implicite de la supériorité des avantages sur les inconvénients à entretenir cette vie ensemble. Mais la théorie de Rawls méconnaît la diversité et l’imperfection humaines. Toute unanimité requiert nécessairement la contrainte. Rawls s’interroge lui-même : « Comment l’exigence d’unanimité pourrait-elle ne pas être une contrainte ? ». Mais il ne craint pas d’ignorer l’obstacle.
« Une raison, écrit-il, en est que le voile d’ignorance garantit que chacun devrait raisonner de la même façon et ainsi la condition est remplie automatiquement. Mais une raison plus profonde réside dans le fait que […] dans la théorie de la justice comme équité, tous se mettent d’accord dès le départ sur les principes qui doivent arbitrer leurs droits mutuels. Ces principes reçoivent ensuite une priorité absolue si bien qu’ils commandent les institutions sociales de manière indiscutée et chacun conçoit son projet en conformité avec eux. Les projets pour lesquels il en va différemment doivent être révisés. Ainsi l’accord collectif préalable établit dès le début certains traits structuraux fondamentaux communs aux projets de tous. »
Ce qui a le relent de Jean-Jacques Rousseau lorsqu’il énonce « que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ». Rawls ne s’affirme libéral que pour mieux instituer cette société utopique qui est l’alpha et l’oméga de toute société totalitaire et se réduit inexorablement à l’oppression sous un joug commun. Il reproduit en mille et une circonvolutions les avatars propres à toute idéologie qui enferme ceux qu’elle gouverne dans une pensée qu’elle croit si bonne qu’elle la veut unique, exclusive et finalement privative de toute liberté. Isaiah Berlin, que Rawls avait pourtant apprécié, dénonçait déjà « [c]ette monstrueuse supercherie qui consiste à assimiler ce que Untel choisirait s’il était ce qu’il n’est pas ou du moins pas encore, avec ce qu’en réalité il recherche et choisit … ». Les hommes ont tâtonné pour construire une société dont la justice n’est jamais achevée. Cette fiction philosophique d’un contrat social ou du spectateur impartial de Rawls ignore l’homme réel, concret, unique. Ce contrat ne saurait être que celui que les hommes nouent progressivement tout au long de leur histoire, dans les heurs et malheurs de leur vie commune, dans les arcanes de leur vie sociale. Le spectateur non engagé, la délibération sous voile d’ignorance à partir d’une position originelle n’ont de la justice qu’une idée désincarnée. A Rawls peut être adressé le reproche de Péguy qui disait de Kant qu’il avait les mains pures, mais qu’il n’avait pas de mains.
3 commentaires
John Rawls, le faussaire du libéralisme
celui qui a percé en philo c’est celui qui a eu les mots les plus courts ‘l’enfer c’est les Autres’
pauvres de nous soyons confiant dans nos rencontres silencieuses (les livres) et nos Vraies rencontres !!!! Anoine de Rivarol a dit fiez vous a la mémoire du coeur
MERCI A VOUS TOUS DE FAIRE FONCTIONNER NOS PETITES CELLULES GRISES
John Rawls, le faussaire du libéralisme
Rawls s’inspire peut-être un peu de la remarque d’Aristote selon qui l’inégalité entre le maitre et l’esclave peut être naturelle et juste mais à la condition que le maitre soit utile à l’esclave
§ 20. On peut donc évidemment soulever cette discussion avec quelque raison, et soutenir qu’il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature ; on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu’il est utile pour l’un de servir en esclave, pour l’autre de régner en maître; on peut soutenir enfin qu’elle est juste, et que chacun doit, suivant le voeu de la nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l’autorité du maître sur l’esclave est également juste et utile; ce qui n’empêche pas que l’abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous deux. L’intérêt de la partie est celui du tout; l’intérêt du corps est celui de l’âme ; l’esclave est une partie du maître ; c’est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi entre le maître et l’esclave, quand c’est la nature qui les a faits tous les deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque ; il en est tout différemment quand c’est la loi et la force seule qui les ont faits l’un et l’autre.
Aristote les Politiques livre II
John Rawls, le faussaire du libéralisme
Je soutiens l’IREF et très généralement ses combats, mais ce procès fait à John Rawls me parait un peu « injuste ». Le gouvernement des sociétés est un art difficile d’équilibrage entre des principes qui, quelques excellents qu’ils soient, si on leur attribue une primauté, cessent de se compléter pour devenir des injonctions contradictoires dont l’arbitrage ne relève plus que du pur rapport de forces, ce qui entretien l’esprit de revanche. Il est utile d’avoir des idées mais le risque de l’idéologie est permanent. Le marxisme et toutes ses écoles collectivistes en ont fait la démonstration la plus éclatante.
Conscient de cela, John Rawls a eu le mérite de fournir une approche pragmatique pour dégager des points d’arbitrages pertinents. Le droit de propriété est un socle essentiel pour toute société de liberté, mais l’exercice de ce droit requiert l’existence d’une société organisée pour le faire respecter. Ce qui fonde la créance – en tant que de besoin et organisée par la loi – de ladite société sur les « propriétés. D’ailleurs les collectivistes ont toujours combattu la notion « d’équité » proposée par John Rawls, justement pour se dégager de l’égalitarisme des projets constructivistes.