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Lula au pouvoir : où va la démocratie brésilienne ?

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Dans le roman « Les Douze Chaises », une comédie picaresque à travers le désordre de la Russie révolutionnaire écrite par les Ukrainiens Ilf et Petrov, Ostap Bender, le Grand Combinateur, présente ainsi son compagnon Vorobianinov : « Géant de la Pensée, Père de la démocratie russe et Conseiller bien-aimé de sa Majesté ». En fait, les deux aventuriers sont à la recherche d’une fortune en diamants que la belle-mère de Vorobianinov a caché dans douze chaises avant sa mort.

Lorsque je pense à Luiz Inacio Lula da Silva (Lula à la mode brésilienne), je ne peux m’empêcher de me rappeler Ipolit Matveievitch Vorobianinov (Kissa à la mode russe), tant la distance entre le portrait qu’en font ses compagnons de route brésiliens et surtout européens me semble éloignée de la réalité des débuts de son troisième mandat.

Lula aura 78 ans cette année, soit trois de moins que Joe Biden. Depuis près de 50 ans, il est un acteur essentiel de la vie politique brésilienne, d’abord comme syndicaliste, puis comme fondateur et dirigeant du Parti des travailleurs (PT), situé entre les partis sociaux-démocrates et communistes brésiliens (difficilement ce qu’on pourrait appeler le centre-gauche, contrairement à la doxa de ses admirateurs), dont les symboles sont le drapeau rouge et l’étoile rouge. Lula a été soigné il y a quelques années pour un cancer du larynx et a la réputation d’être un grand buveur. Quelques semaines après le décès, des suites d’un AVC, de sa seconde épouse, il a officialisé la relation qu’il entretenait depuis de nombreuses années avec sa maîtresse, Janja, qu’il a épousée peu de temps avant son élection en 2022.

Lula a aussi mis en place lors de ses deux précédents mandats un système de corruption et de détournements de fonds publics où se mêlaient financement des partis, achats de vote, rétrocommissions, allocations de marchés publics au Brésil et en dehors, et bien sûr enrichissement personnel. Une très grande partie de ses complices ont reconnu à la fois les crimes et leur participation ; sur la base de leur témoignage et d’un faisceau convergent de preuves, Lula – qui a toujours tout nié – a été condamné en trois instances pour corruption, recel et blanchiment.

Voilà donc le portrait de l’homme qui à 77 ans, animé d’un désir de vengeance, qu’il ne cherche même pas à cacher, contre les juges et les procureurs qui ont instruit son affaire, a retrouvé le 1er janvier dernier le palais de l’Alvorada, résidence du chef de l’Etat à Brasilia.

L’avant-goût de la campagne de 2022

Ses opposants les plus radicaux accusent Lula ou « le système » d’avoir volé l’élection présidentielle de 2022, dont Bolsonaro aurait gagné le vote populaire. Aucun élément concret ou aucun témoignage sérieux n’est venu confirmer au cours des six derniers mois une tricherie qui aurait inversé le résultat de l’élection. Même si Lula l’a emporté avec la plus petite marge de l’histoire (50,9% des suffrages exprimés contre 49,1%), il est peu probable que plus d’un million de suffrages aient été transférés d’un candidat à l’autre afin de garantir sa victoire.

Par contre, on peut sans aucun doute affirmer que si l’élection a été libre, elle n’a pas été juste. Au Brésil, l’interprétation des règles de campagne et le règlement des différends reviennent à un tribunal indépendant, la Cour électorale suprême (TSE), dont les sept juges sont choisis au sein des membres de la Cour suprême fédérale (STF, pour trois d’entre eux) et de la Cour supérieure de Justice (STJ, deux) et parmi un groupe de six avocats (deux). Lors de l’élection présidentielle de 2022, le président du TSE était un ancien collaborateur de Geraldo Alckmin (candidat à la vice-présidence avec Lula), et quatre autres membres avaient été nommés à leurs postes au STF et au STJ par… Lula.

Cette campagne fut marquée par trois polémiques impliquant le TSE dont on peut considérer que leur gestion a eu un impact sur l’équilibre de la campagne, et, certains le diront, a marqué le retour d’une certaine censure politique :

  • les mesures prises contre la diffusion de fake news sur les réseaux sociaux ont d’une manière étonnante mis en place une institutionnalisation de l’illégalité, puisque le président du TSE annonçait le 21 octobre 2022 que la Cour pouvait s’autosaisir lorsqu’elle identifiait ce qu’elle et elle seule considérait comme des fakes news. Il n’est guère étonnant que ces auto-saisines aient systématiquement visé le camp Bolsonaro (d’ailleurs expert dans cet art) et ont ignoré de manière tout aussi systématique celles qui l’attaquaient ;
  • la censure de la chaîne Jovem Pan (JP), seule chaîne d’information en continu appuyant ouvertement Bolsonaro, a certes été condamnée par certaines ONG, mais est passée relativement inaperçue aux yeux du public non-politisé en raison de la faible audience de cette chaîne payante. Cette censure interdisait de fait aux éditorialistes de la chaîne de présenter Lula comme un condamné de droit commun pour les faits que nous avons présenté ci-dessus ou comme un suspect dans d’autres enquêtes de corruption et blanchiment. Le TSE est allé jusqu’à mettre en place une présence policière H24 dans les locaux de la chaîne avec pour mission d’interrompre les émissions immédiatement en cas de non-respect de la décision de justice ;
  • enfin, le TSE a refusé de se prononcer lorsque la direction de campagne de Bolsonaro a dénoncé de nombreuses stations de radio privées (une grande partie des médias brésiliens appartiennent ou sont liées à des hommes politiques locaux) des Etats du Nordeste ont boycotté les spots de publicité obligatoires (donc payés par l’Etat et le contribuable) du candidat de droite.

A mes yeux, cette campagne électorale est unique dans l’histoire politique. De manière générale, le contrôle du pouvoir exécutif sur les deux autres branches, législative et judiciaire, est l’un des critères principaux de définition d’une dictature, tout comme le fait de limiter une expression politique divergente dans les médias. Mais jamais, autant que je me le rappelle, une situation de contrôle du pouvoir judiciaire à travers ses plus hautes instances, ainsi que de l’expression politique dans les médias au bénéfice de l’opposition, n’a existé jusqu’à l’année 2022 au Brésil.

Voilà qui augurait mal de l’évolution démocratique du pays en cas de retour au pouvoir de Lula, impression renforcée par sa décision de nommer à la Cour suprême (jusqu’en 2050) Cristiano Zanin, son avocat personnel lors du procès Lavajato. Des onze membres du STJ, trois ont été nommés par Lula et quatre par Dilma sur des critères de fidélité idéologique et personnelle.

Emeutes, golpe ou manipulation

Depuis mon précédent article[1], on a découvert de nouveaux éléments sur les événements du 8 janvier 2023 à Brasilia (l’invasion de bâtiments publics dans la capitale, semblable à celle du 6 janvier 2020 à Washington). La presse nationale et internationale s’était déchaînée : « une attaque contre la démocratie », « un triste jour pour la démocratie », « une journée à ne pas oublier », « une tentative de coup d’Etat » tels furent quelques-uns des titres et commentaires les plus courants. Puis, patatras, CNN Brasil publie trois mois plus tard les images des caméras de vidéo-surveillance où l’on voit que les insurgés sont guidés dans les méandres des couloirs par le général Gonçalves Dias, qui n’est autre que l’ancien chef de la sécurité personnelle du président Lula de 2003 à 2009, puis un membre de son équipe de transition et le chef du Service de sécurité des institutions (GSI) depuis le 1er janvier (avec rang de ministre)[2]. S’ensuit une ribambelle d’explications alambiquées des soutiens du président, une multiplicité de demandes pour une commission d’enquête parlementaire, la tentative par le PT et ses alliés de multiplier les bruits parasites, et finalement la démission du général Gonçalves Dias le 19 avril, sans aucune explication sur les faits. Depuis lors, le silence des médias sur cet épisode est devenu assourdissant, alors que les pouvoirs exécutif et judiciaire multiplient les contre-feux, annonçant des perquisitions et convocations devant les juges, voire des arrestations de politiciens conservateurs (bien évidemment accusés d’être d’extrême-droite et cerveaux de cette « tentative de putsch ») et d’hommes d’affaires sympathisants (accusés, eux, d’avoir financé des campagnes sur les réseaux sociaux ou loué les autobus qui ont amené les émeutiers à Brasilia).

Lula et Gonçalves Dias

Sans doute nous faudra-t-il attendre de longues années avant de connaître la vérité sur les émeutes du 8 janvier. Si les motivations des participants sont claires (prendre d’assaut les centres du pouvoir afin de protester contre le vol de l’élection présidentielle, dénoncé par les ultras bolsonaristes, voire provoquer une nouvelle élection ou rendre le pouvoir à Bolsonaro avec l’aide de l‘armée), on ne sait toujours pas grand-chose sur les organisateurs et d’éventuelles manipulations. En revanche, ce qui est clair, c’est à qui profite le crime :  au-delà des éternelles attaques du Gouvernement et des partis de gauche contre la droite (désormais première force à la Chambre, mais pas majoritaire) bien sûr assimilée à l’extrême-droite, au-delà des accusations de « golpisme » contre quiconque remettrait en cause la légitimité de Lula (condamné de droit commun et inéligible) à être président de la République, le système judiciaire peut désormais maintenir une pression constante sur les hommes politiques d’opposition. Sur la base d’écoutes qui apparaissent six mois après les faits, ces dangereux criminels peuvent désormais à tout moment être emmenés au petit matin, manu militari et sous les feux des caméras devant un juge pour avoir prétendument appuyé les émeutiers, y compris sur les réseaux sociaux.

Renversement de Lavajato, renversement des principes constitutionnels

J’ai déjà eu l’occasion de commenter[3] la tentative de renversement des procédures judiciaires et des condamnations consécutives à l’opération Lavajato, le plus grand système de corruption et de détournement de fonds publics au Brésil, mais également dans de nombreux pays d’Amérique latine (quatre présidents péruviens impliqués !), en Angola, aux Etats-Unis, etc., dont – rappelons-le – tous les fils remontent à Lula et au PT.

Cette tentative de renversement, hormis l’esprit de vendetta qui anime Lula depuis son emprisonnement et qui, semble-t-il, est devenu son principal moteur, a un grand objectif : remettre en cause l’ordre constitutionnel brésilien et l’indépendance de la justice, puisqu’elle demande à la Cour suprême de reconnaître l’opération Lavajato comme inconstitutionnelle.

Au final, dans toutes ses activités, la justice devient peu à peu un instrument de la politique du PT, ce qui correspond bien au dessein marxiste-léniniste et à la démarche de tous les régimes dictatoriaux civils ou militaires, de la Russie poutinienne à Myanmar, du Venezuela à l’Iran.

Banque centrale : indépendance ou soumission

Les attaques d’un pouvoir politique contre la Banque centrale sont un phénomène assez rare depuis quelques décennies dans les pays démocratiques, mais là aussi, Lula n’hésite pas à se différencier depuis son élection ; en effet, il multiplie les menaces contre la Banque centrale et son président, qu’il accuse d’être un obstacle à la mise en place des politiques pour lesquelles il a été élu.

Depuis 10 mois, le taux de base (SELIC) reste désespérément bloqué à 13,75% ; bien sûr, la Banque centrale du Brésil n’est pas la seule à avoir augmenté son taux à un niveau que les dirigeants du pays n’apprécient pas (regardez vers Londres), mais elle est la seule d’un grand pays à subir des attaques publiques constantes venant du chef de l’Etat (même la controverse entre Modi et la Banque centrale indienne reste feutrée).

L’objectif de la Banque centrale est d’accompagner une réduction progressive de l’inflation, ce qui pour le moment a fonctionné (de 12% en 2022 à 4,2% en avril) et devrait être renforcé par la baisse des prix des matières premières impactant le panier de la ménagère brésilienne.  Mais le maintien d’un taux de base à ce niveau se reflète inévitablement sur les taux des crédits à la consommation, des prêts personnels, des prêts hypothécaires et des prêts aux entreprises.

Pourtant, même si l’objectif inflationniste représente la priorité de la Banque centrale, ses deux autres missions ne sont pas pour autant négligées : en ce qui concerne la création d’emploi, le taux de chômage est au plus bas niveau depuis 2015 ; quant à la croissance économique, elle est de 4,0% au premier trimestre comparé à 2022. Mais cela ne semble guère satisfaire Lula qui considère qu’avec de tels taux, « l’argent ne va pas dans la poche des travailleurs ». Comme il l’a déclaré : « certes la Banque centrale est indépendante, mais le président lui n’est pas intouchable ». Pourtant, il ne saurait ignorer que la politique monétaire n’est pas fixée par le président, mais par un organe collégial, le Comité de politique monétaire (COPOM) (composé des membres de la Direction collégiale de la Banque centrale), dont les décisions sont prises à l’unanimité. Il est vrai que tous les membre du COPOM ont été nommés par Bolsonaro et qu’ils ne peuvent donc être que des ennemis de classe et des ennemis politiques. Mais si des taux élevés sont négatifs pour l’économie brésilienne et sont un complot contre le gouvernement de gauche parce que les directeurs de la Banque centrale ont été nommés par le Gouvernement précédent, pourquoi diable l’augmentation de ces taux a-t-elle eu lieu en 2022, année électorale ?

L’indépendance officielle de la Banque centrale du Brésil date seulement de… 2021. Mais il semble que Lula ait pour l’instant beaucoup de mal à l’accepter et que, si celle-ci n’est pas prête à aligner ses décisions monétaires sur la politique économique et sociale du Gouvernement (que certains pourraient qualifier de clientéliste), Lula soit prêt à revenir sur cette autonomie d’une manière ou d’une autre. A moins que cela ne traduise une certaine difficulté à s’accommoder des contre-pouvoirs d’une démocratie moderne.

La loi « Fake News »

En mai 2022, le Gouvernement Lula a présenté au Sénat un projet de loi dénommée « Loi de Liberté, Transparence et Responsabilité sur Internet ». Elle est destinée selon ses promoteurs  à promouvoir de « bonnes pratiques » sur les réseaux sociaux afin de faciliter « la lutte contre les fakes news et les discours de haine ». Mais rapidement, ce texte fut interprété comme un instrument de censure des contenus, au point que le Sénat s’est vu contraint de reformuler le préambule en spécifiant que ces mesures seraient prises « tout en garantissant la liberté d’expression et interdisant la censure en ligne ».

Car en effet, si de nombreux pays ont décidé de mettre en œuvre des mesures de réglementation des réseaux sociaux, comme l’Union européenne et son Digital Services Act, le modèle avancé par Lula est beaucoup plus ciblé : il ne contient aucune proposition de développement technologique pour le Brésil, il n’a pas pour objectif de sécuriser les consommateurs, et il ne prévoit aucun contrôle démocratique sur les plateformes. Cependant, il a un but politique déclaré : « protéger les candidats contre la distribution de fausses nouvelles ». La question est bien sûr là : comment seront définies les fausses informations et par qui ?

La future loi brésilienne, telle que concoctée par le Gouvernement, présente nombre d’aspects contraignants, voire liberticides. Par exemple :

  • l’obligation de présenter une pièce d’identité pour créer un compte sur les réseaux sociaux ou les messageries ;
  • l’interdiction totale des comptes et des robots (le DSA, par exemple, oblige seulement à indiquer qu’il s’agit de robots) ;
  • la création d’un « conseil de l’internet » formé par le Gouvernement, la société civile (or, dans un gouvernement de gauche, la définition de la société civile est généralement à sens unique) et les entreprises du secteur ;
  • l’obligation de labelliser les contenus jugés trompeurs et limiter leur portée ;
  • la possibilité d’exclure définitivement ou temporairement les comptes qui violent la législation.

Un indicateur de ce qui attend les Brésiliens est la réaction au message envoyé par Telegram (un système de messagerie) à ses usagers le 9 mai, dans lequel l’entreprise faisait part de ses inquiétudes et des menaces contre la liberté d’expression qu’à son avis la loi faisait peser[4]. Le 10 mai (célérité rarissime de la justice brésilienne), la Cour suprême (!) accusait Telegram de « diffamation illicite et flagrante, attentatoire au Congrès, au pouvoir Judiciaire, à l’Etat de droit et à la démocratie brésilienne… pour avoir demandé à ses utilisateurs de faire pression sur leurs parlementaires » contre le projet. Le tribunal l’obligeait à poster un message de rétractation, sauf à voir son service suspendu et devoir payer une amende horaire de 100.000 US$ jusqu’à ce que ledit message soit posté. Plus tard, certains politiques sont allés jusqu’à demander l’arrestation du directeur de Google (pour les mêmes raisons) et de celui de Telegram au Brésil (dans une démocratie, on aurait pu penser qu’ils proposeraient une entrevue pour comprendre leur point de vue). De fait, il devient donc interdit au Brésil de critiquer un projet de loi susceptible d’influer sur son secteur d’activité et de demander aux électeurs de faire pression sur leurs élus.

Bref, il semblerait que la vision de Lula des médias électroniques soit plus celle de Xi et Poutine que de la social-démocratie européenne.

Politique étrangère chaviste

Depuis six mois, les choix de Lula en termes de politique étrangère sont devenus clairs et pourraient être résumés en peu de mots : les ennemis des États-Unis sont mes amis. Cet héritage de l’anti-américanisme de la gauche latino-américaine des années 60 et 70, Lula semble l’assumer totalement près de quarante ans après la fin de la dictature militaire au Brésil, installée en 1964 pour lutter contre un péril rouge plus ou moins fantasmé.

La ligne de politique étrangère exposée par Lula quand il était  candidat n’aurait dû laisser aucun doute à ceux qui osaient (et osent encore) croire ou faire croire qu’il serait un président social-démocrate, partageant les valeurs d’une société libérale, démocratique et ouverte vers l’extérieur. Par exemple, sa visite en France début 2022 était d’abord et surtout un voyage de soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon, candidat de la gauche bolivarienne à-la-française.

Et de fait, les prémisses se confirment de jour en jour.

Tout d’abord, Lula a décidé d’ouvrir le port de Rio à deux vaisseaux de la marine de guerre iranienne, le lendemain de sa visite aux Etats-Unis lors de laquelle Joe Biden s’est efforcé de renouer les relations entre les deux pays, plutôt distendues pendant ses deux ans de cohabitation avec Bolsonaro.

Ensuite, fin mai, la première visite au Brésil depuis 2015 de Maduro, le président vénézuélien,a montré que les priorités et les fidélités du PT restaient immuables. Lula a reçu le dictateur en dénonçant « les préjudices contre le Venezuela », victime selon lui « d’un narratif mensonger » visant à le faire passer pour un pays « anti-démocratique et autoritaire » ; accusant notamment l’attitude des européens qui refusent de le reconnaître comme président légitime ; et traitant Guaido – le leader de l’opposition – d’« imposteur ». Sans un mot pour les violations des droits de l’homme (7000 assassinats politiques au moins) ou les centaines de milliers de réfugiés au Brésil (et les 7 millions dans toute l’Amérique du Sud), Lula a dénoncé les sanctions injustes et « exagérées » qui ont créé « un petit problème politique, économique, culturel et commercial ». Sans aucun doute une référence à l’inflation 1800000% en 2022 ou à la dette d’un milliard de dollars due au Trésor brésilien.

Lula a donc promis d’appuyer la candidature du Venezuela à l’association des BRICS, de renforcer la coopération militaire et dans le domaine du renseignement, etc. Mais surtout, il a tenté d’imposer la présence de Maduro au sommet des chefs d’Etat d’Amérique du Sud qui eut lieu à Brasilia le 30 mai et s’est soldé par un fiasco diplomatique pour le Brésil. Même ses collègues les plus à gauche, comme le chilien Gabriel Boric, ont jugé Lula totalement déconnecté de la réalité du chavisme. Cette arrogance diplomatique a complètement isolé le Brésil dans son intention de reconstruire, en profitant de la vague rose et rouge qui a dévoré le continent lors des derniers scrutins, l’Unasul (Union des nations sud-américaines), ce vieux rêve des socialistes latinos dont l’un des grands objectifs est la création d’une monnaie commune. Aujourd’hui, le président brésilien se retrouve seul dans son rêve altermondialiste, en compagnie des dirigeants cubains, nicaraguayens et vénézuéliens, tous grands démocrates.

Mais évidemment, la ligne de division du monde en 2023 est la position diplomatique des Etats vis-à-vis de l’invasion russe de l’Ukraine, et c’est aussi la ligne de division entre les régimes démocratiques et les autres[5]. Lula a choisi publiquement de renvoyer dos à dos la Russie et l’Ukraine, affirmant que « les responsabilités sont partagées » et qu’il pourrait régler le conflit « en quelques heures autour d’une bière », si bien sûr Zelenski acceptait de faire des concessions, notamment territoriales. Lula, si attaché depuis 2022 à la délimitation (justifiée) des territoires indigènes au Brésil, semble par contre accorder peu d’importance à l’intégrité territoriale d’un Etat démocratique et indépendant.

Tout au plus, les amis européens de Lula ressentent-ils « un malaise » ou « un certain désaccord » vis-à-vis de ces positions, mais eux, pourtant si prompts à vouer aux gémonies (avec raison) les associés de Poutine dans nos démocraties, se gardent bien de condamner ces ambiguïtés.

Ce qui n’est pas le cas de la presse locale et des Brésiliens qui s’intéressent à la politique internationale, choqués par la réception de Lavrov à Brasilia le 17 avril (selon Veja, hebdomadaire de centre-gauche : « Peu de démocraties reçoivent le Ministre des Affaires Etrangères russe ces derniers temps ») ou l’humiliation publique infligée au Brésil lors du sommet du G7 à Hiroshima, lorsque Lula essayait à tout prix d’éviter de croiser Zelenski du regard.

Il semble bien que Lula ait décidé de conduire le Brésil, lors de ce nouveau mandat, dans une direction géopolitique qui n’est pas celle des régimes démocratiques, pluralistes et libéraux.

Et maintenant, imaginons…

Imaginons que Bolsonaro ou tout autre président conservateur élu ait pris ou annoncé vouloir prendre une seule de ces mesures : interventionnisme dans la politique monétaire, rapprochement avec un régime dictatorial, contrôle de la libre parole sur les réseaux sociaux, mise en cause de l’ordre constitutionnel, désignation de son avocat personnel à la Cour suprême… Que d’accusations de dictature fasciste, d’appels aux sanctions et à l’isolement, de dénonciations médiatiques par tout ce que la social-démocratie européenne compte de bien-pensants (syllogisme) nous auraient été offertes par les journaux du soir et du matin et les spécialistes autoproclamés sur YouTube !

Il est simplement dommage que ce soit le peuple brésilien qui à l’avenir doive payer le prix de ce « totem d’immunité » offert par les démocrates sud-américains, nord-américains et européens à un Lula vieillissant, aux tendances autoritaires de plus en plus affirmées.

Après avoir été mu pendant tant d’années par le changement de la vie quotidienne des plus modestes (et par son enrichissement personnel), n’est-il donc désormais attiré que par le pouvoir, si possible jusqu’à son dernier souffle ?

Sans entrer dans un débat psychanalytique, je crois que les raisons de ce changement trouvent leur origine dans les dernières années et mois précédant le scrutin. Tout à la haute opinion qu’il a de lui-même, isolé au milieu de sa cour, Lula pensait sans aucun doute être réélu dès le premier tour – au pire, triomphalement au second. Et pourtant, il est le président le plus mal élu de l’histoire de la démocratie brésilienne et le premier à ne pas être arrivé en tête dans la majorité des Etats. Son élection est principalement due à un score plébiscitaire dans les Etats les plus pauvres du Nordeste.

Cette élection, paradoxalement, est donc une sorte d’échec personnel pour Lula qui se traduit par un complexe du « mal élu », et la recherche d’un coupable : la droite « golpiste » appuyée par l’armée (évènements du 8 janvier), les réseaux sociaux et les fake news distribuées par le camp bolsonariste, la justice qui l’a injustement condamné et emprisonné, les institutions encore noyautées par la droite pour faire échouer sa politique, comme la Banque centrale.

Pour garantir la continuité du pouvoir pétiste, il doit donc remettre en cause l’ordre institutionnel qui a mené à son bannissement afin de lui permettre de se venger de ses persécuteurs, et éventuellement mettre en place un modèle chaviste de continuité du pouvoir de gauche. Au fond, Lula a une difficulté de plus en plus évidente à accepter la contradiction y compris de ses propres amis politiques, l’opposition idéologique ou économique, et les contre-pouvoirs.

Quand les sociaux-démocrates européens ouvriront-ils les yeux, sortiront-ils de leur admiration béate et reconnaîtront-ils la menace que Lula fait désormais peser à la démocratie brésilienne ? Sans doute pas avant qu’il ne soit trop tard, il serait trop douloureux de se remettre en cause.

[1] «Lula avance masqué, mais ses empreintes sont omniprésentes », IREF Europe, 5 avril 2023

[2] José Mucio, l’actuel Ministre de la Défense, a décrit Gonçalves Dias comme « l’un des amis les plus fidèles de Lula ».

[3] « Lula avance masqué, mais ses empreintes sont omniprésentes », IREF Europe, 5 avril 2023

[4] D’ailleurs, Telegram ne contestait pas le texte original, mais les modifications introduites par le Gouvernement après que le texte original eut été approuvé au Sénat.

[5] Tous les pays du premier et second quartile du Freedom Index 2023 ont voté pour les résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’invasion russe, à l’exception de l’Arménie.

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Carfantan 13 juillet 2023 - 6:54 am

Il est très rare de lire un texte en Français écrit par quelqu’un qui comprend la politique brésilienne. L’écrasante majorité des journalistes et commentateurs français témoignent d’un analphabétisme crasse concernant le Brésil. Il en est souvent de même des correspondants locaux qui fournissent à leurs emplyeurs les discours que ces derniers attendent. L’auteur de ces lignes a travaillé pendant 20 ans à suivre une politique que bien des européens ont du mal à suivre. Sans doute faudrait-il introduire dans l’argumentation de Mr Frappat le poids et les attributions du Congrès, le rôle du centrao et l’importance du physiologisme politique….

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