Quinze ans après son intégration à l’Union européenne, la Bulgarie a vu son PIB par habitant croître énormément. Pourtant, le pays subit une fuite inexorable de sa jeunesse et enchaîne les crises politiques. Le symptôme d’une dérive illibérale des élites, d’un tournant pro-russe d’une partie de sa classe politique, d’une corruption endémique et d’un héritage communiste dont Sofia n’arrive pas à se défaire. Le nouveau gouvernement réformateur de Nikolas Denkov doit s’attacher à aligner la Bulgarie sur les normes européennes, et la mise au ban du contesté Procureur général Ivan Geshev il y’a quelques jours, ne représente que la première étape.
Cela fait désormais 16 ans que la Bulgarie est membre de l’Union européenne. En 2006, quelques mois avant son entrée officielle, la Commission estimait que le pays répondait pleinement aux exigeants critères de Copenhague, supposés démontrer le respect par le pays-candidat d’un corpus de prérequis, allant de l’État de droit à l’assurance d’une économie de marché viable et relativement solide. Rappelons pourtant qu’à cette période, la criminalité organisée représentait un problème systémique dans le pays. En cette même année 2006, Olli Rehn, alors commissaire à l’Élargissement de l’Union européenne, jetait le doute et dénonçait le laxisme ambiant dans la lutte contre ce fléau.
L’Union européenne apporte des fonds, mais reste impuissante contre la corruption
Dans ce domaine, la situation bulgare reste à bien des égard inchangée. Sur le plan économique, en revanche, l’Union européenne a très fortement contribué au formidable développement socio-économique bulgare. Le PIB par habitant, qui ne représentait que 41 % de la moyenne européenne en 2007, est désormais de 59 % en 2022. Le pays a l’un des niveaux d’endettement les plus bas de l’UE, soit 22,9 % du PIB en 2022, un taux en baisse constante depuis 2020. La violence contre les personnes semble aussi éradiquée. La libre circulation des travailleurs a aussi été vectrice d’une hausse notable des transferts d’argent vers la Bulgarie, contribuant ainsi notablement à la hausse du niveau de vie des populations.
Des progrès, donc. Mais entravés par des fléaux endémiques. Si beaucoup de jeunes fuient, si les élites peinent aujourd’hui à satisfaire leur population, c’est en partie parce que l’Union européenne n’a pas obtenu des élites bulgares qu’elles luttent avec assez de vigueur contre la corruption et rende plus efficiente une administration directement issue de la période communiste. La Bulgarie demeure ainsi le pays le plus corrompu d’Europe, selon les données de Transparency International, et occupe la 69e place mondiale, avec un score de 42/100. La corruption fait d’ailleurs plus ou moins partie de la vie des Bulgares : 41 % d’entre eux déclaraient en 2019 avoir eu recours à des pratiques corruptives pour accéder plus facilement à un service public, selon le Centre de recherche en économie et politique ; et 57 % émettaient les plus grands doutes sur l’intégrité du système judiciaire, selon les données de la Commission européenne. Daniela Dokovska, l’une des plus illustres pénalistes bulgares, résume ainsi les dérives de la Bulgarie : « L’État est une mafia au sens juridique du terme ».
L’espoir avorté d’un renouveau politique
L’arrivée aux affaires de Boïko Borissov, en tant que maire de Sofia entre 2005 et 2009 et Premier ministre de 2009 à 2021, peut être perçu comme l’une des périodes les plus révélatrices de la porosité entre milieux d’affaires, politiques et certains segments du crime organisé. En 2020, de grandes manifestations ont électrisé la rue au cri de « les mafieux dehors », visant directement le Premier ministre d’alors, Boïko Borissov et le Procureur général récemment démis de ses fonctions, Ivan Geshev. Ce mouvement populaire a même permis la victoire électorale d’un gouvernement ouvertement libéral, pro-européen et surtout engagé sur une ligne anticorruption très volontariste, incarné par Kiril Petkov, un universitaire sorti d’Harvard. Son échec, en août dernier, après six petits mois, démontre l’ancrage systémique de la corruption à tous les niveaux de la société.
Malgré le développement économique bulgare, le pays reste l’un des plus pauvres de l’UE. Cela, pour les mêmes raisons, encore et toujours : les postes administratifs, politiques et financiers les plus importants sont captés par des acteurs venus du crime organisé après la chute de l’URSS, selon les auteurs d’un rapport du Center for the Study of Democracy daté de 2013. La suspicion n’épargne pas le sommet de l’Etat : le 30 mai, des manifestations ont été organisées à Sofia pour dénoncer la porosité entre le président Radev, socialiste, et les « intérêts russes », les populations protestant contre la « Biélorussisation » du pays.
Corruption endémique et détournement des fonds européens
La corruption ne pourrit pas seulement le mécanisme normal de la vie économique, politique et démocratique, elle a d’autres effets délétères dont les coûts sont supportés par l’ensemble des contribuables européens. Les exemples ne manquent pas. Ainsi, le kilomètre d’autoroute est environ trois fois plus cher à la construction en Bulgarie qu’en Norvège à cause, entre autres, des innombrables pots-de-vin qui peuvent représenter jusqu’à 50 % de la facture. En 2020, Atanas Tchobanov, un journaliste d’investigation bien connu, estimait que 400 millions d’euros avaient été détournés d’une aide de 1 milliard d’euros. En 2008, 825 millions d’euros d’un fonds européen avaient été gelés par Bruxelles, en raison de détournements avérés. Il est donc tout à fait regrettable que l’UE ne se montre pas plus, et plus souvent, intraitable car l’enjeu est de taille : la Bulgarie bénéficie d’un milliard d’euros par an prélevé sur le budget européen, auquel bien entendu tous les pays contribuent, la part de la France se situant à hauteur de 7 milliards annuellement. En tout et pour tout, la Bulgarie a pu amasser 7,6 milliards de financements européens pendant la période 2014 – 2020. Quelle part a été détournée par des élites politico-économiques ?
L’opposition dans les filets de la justice
Plus inquiétant encore est le traitement réservé aux opposants porteurs d’un discours de libéralisation politique et économique. Personne n’affirmerait que l’indépendance judiciaire est insoupçonnable en Bulgarie et les rapports d’experts pleuvent pour dénoncer les influences fondamentalement politiques qui orientent nombre d’enquêtes. Ivan Geshev a récemment été remercié par le Conseil supérieur de la magistrature. Particulièrement exposé depuis quelques mois et cible de l’opposition, il était régulièrement accusé de mener des actions en justice politiquement motivées, parfois sans rapport évident avec la lutte anticorruption. Il a aussi fait l’objet de critiques après avoir pris pour cible les dirigeants de la Fintech cryptomonnaies Nexo, réputés proches de l’opposition démocratique, comme il s’était attaqué au dirigeant de la chaîne de magasin de jouets Hippoland qui, en 2020, avait apporté son soutien aux manifestants anticorruption. Révélatrice, aussi, fut l’ouverture d’une enquête par l’Agence nationale de sécurité contre Kiril Petkov, l’éphémère ancien Premier ministre pro-européen. Le départ de Geshev peut être ainsi l’occasion de repenser le poste de procureur en chef, pour lui attribuer des pouvoirs réduits.
L’Europe doit veiller à ce que l’État de droit soit scrupuleusement respecté dans chaque pays nouveau membre
L’Union européenne est confrontée, dans une certaine mesure, à des difficultés avec la Bulgarie, qui n’a pas répondu aux attentes en matière d’État de droit, de lutte contre la corruption et d’utilisation des fonds communautaires. À tel point que l’on peut s’interroger : ses dirigeants en ont-ils vraiment envie ? La question est d’autant plus importante que l’Union envisage de s’élargir, avec les candidatures de la Moldavie, du Monténégro, de la Macédoine du Nord, de la Serbie ou encore plus récemment de l’Ukraine. Tous pays qui ont quelques points communs avec la Bulgarie en ce qui concerne la corruption, la criminalité, la lourdeur bureaucratique et administrative. Leur intégration prendra du temps, l’Union peut exiger d’eux des efforts constants tout au long du processus et, surtout, les contrôler. Espérons qu’elle le fera, afin que l’élargissement ne se traduise pas par une prise en charge, imposée à tous les contribuables européens, des errements politiques de certains de ses membres.
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