C’est Léon Blum qui a nationalisé les chemins de fer sous le Font populaire. Cependant, et le fait est moins connu, l’État avait commencé à racheter et exploiter des lignes de chemin de fer… dès les années 1870. L’économiste Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916) fut un témoin attentif de cette évolution, dont il a souligné avec force les dangers dans une série d’articles parus dans L’Économiste français en 1879, et regroupés dans un livre intitulé Le Développement du socialisme d’État et le rachat des chemins de fer (1880). En permettant à l’État de racheter des lignes de chemin de fer et de les exploiter, avons-nous fait entrer ce loup qu’est le socialisme d’État dans la bergerie ?
En France, la première ligne pour voyageurs a été mise en service en 1837. Les chemins de fer n’auront dès lors de cesse de se développer en France : toujours plus de gares sont construites à mesure que le réseau ferré se densifie. Gares et chemins de fer sont alors détenus de manière privée, mais l’État va peu à peu faire son nid en rachetant et en exploitant des lignes ferroviaires dès les années 1870.
Les deux socialismes
L’économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu fut particulièrement attentif à ce phénomène qui lui paraissait inaugurer une nouvelle ère, et des plus dangereuses : celle du socialisme d’État. Car il existe pour lui deux types de socialisme : un socialisme anarchique, qui s’exprime parfois de manière bruyante dans les milieux ouvriers, et qui suscite immanquablement l’attention de tous ; mais aussi un socialisme plus insidieux, d’autant plus pernicieux qu’il avance à bas bruit : le socialisme d’État (Le Développement du socialisme d’État et le rachat des chemins de fer, Paris, Debons et Cie, 1880, p. 3). Pourquoi pernicieux ? Parce que les citoyens sont naturellement portés à croire à l’infaillibilité (supposée) de l’État. « L’État, écrit-il, est une si grande puissance, c’est une association qui a tant d’agents, tant de moyens d’information, à laquelle on suppose une impartialité si absolue, une sagesse si infaillible, une vigilance tellement à l’abri de toute défaillance, qu’on ne doit pas s’étonner que beaucoup d’hommes veuillent faire de l’État le moteur principal, presque unique de tout progrès » (p. 4). Leroy-Beaulieu tente alors d’alerter ses concitoyens sur les méfaits d’un socialisme rampant (celui que défend un Louis Blanc), ayant vocation à gagner des pans toujours plus larges de l’économie. Il redoute que le rachat des chemins de fer par l’État, passé en très peu de temps de l’état de projet à celui de réalité, ne débouche peu à peu sur celui des assurances et des mines, avant de s’élargir encore à d’autres secteurs : commerce du blé, banque, assurance obligatoire sur la vie, et même commerce de la boulangerie et de la boucherie ! Avec le rachat des chemins de fer par l’État, nous mettons selon lui le doigt dans l’engrenage du socialisme d’État (p. 6) : c’est un passeport pour l’inconnu, qui pourrait bien nous faire franchir un point de non-retour, sans que nous apercevions sur le moment l’ampleur des dangers futurs qu’il nous fait courir.
L’absorption par l’État des transports ferroviaires et les gaspillages de l’argent public qui en résultent
Le rachat par l’État français des lignes ferroviaires a un précédent, dans l’Allemagne du chancelier Bismarck. Percevant avec beaucoup d’acuité le lien existant entre politique étrangère expansionniste et intrusion grandissante de l’État dans les affaires intérieures du pays, Leroy-Beaulieu écrit : « Ne pouvant plus faire de conquêtes à l’extérieur, ou rassasié de triomphes de ce côté, M. de Bismarck veut faire des conquêtes à l’intérieur. Arracher à l’industrie privée et aux associations libres, attribuer à la bureaucratie de vastes domaines d’action, c’est encore agir en conquérant » (p. 7). Leroy-Beaulieu saisit ainsi parfaitement que le « socialisme d’État » n’est en quelque sorte que la continuation de la guerre par d’autres moyens ; il n’est que la transposition, dans le champ de la politique intérieure, de l’expansionnisme d’État, une fois que cet expansionnisme s’est épuisé ou qu’il a rencontré des limites territoriales infranchissables.
Le même phénomène s’observe donc désormais en France : de plus en plus de parlementaires, constate l’économiste, se montrent favorables à cette solution et, ajoute-t-il, sur les 33 membres de la Commission spéciale mise sur pied pour réfléchir à l’opportunité de faire racheter les chemins de fer par l’État, 32 se disent pour (p. 6)… Leroy-Beaulieu parle ainsi de ces lignes rachetées par l’État : celles des Charentes, de la Vendée, d’Orléans à Rouen, d’Orléans à Châlons (p. 20). En 1879, précise-t-il, le gouvernement est en train de racheter la ligne de Sedan à Lérouville, qui n’est d’ailleurs pas rentable, ou l’est à peine (p. 21). Et un peu plus loin : « l’État est en train de racheter de petits chemins de fer partout, en Normandie, en Bretagne, en Lorraine, dans la Gironde, aux Pyrénées » (p. 23). « Petit poissons, ajoute-t-il, deviendra grand ; le petit réseau de l’État deviendra un grand réseau » (p. 23). Hélas, Leroy-Beaulieu était visionnaire : le monopole toujours en place de la SNCF n’est que la lointaine conséquence de ces prémices de la socialisation des transports ferroviaires amorcée voilà maintenant quelque cent cinquante ans !
Si Leroy-Beaulieu s’insurge contre l’étatisation grandissante des chemins de fer, c’est en partie bien sûr en raison de l’immense gaspillage des deniers publics qu’elle induit. Que rapportent les 1 391 km de chemins de fer de l’État alors exploités et achetés avec l’argent des contribuables ? se demande-t-il. Pas grand-chose, selon lui. Au second semestre de 1879, le produit net par km est au mieux selon ses calculs de 1 500 ou 2 000 francs… pour des lignes qui ont coûté environ 200 000 francs par km ! (p. 20-21). Le contribuable est donc incontestablement spolié, injustice d’autant plus criante que le résultat est plus lamentable.
Les conséquences politiques de l’étatisation des chemins de fer
Les conséquences du rachat des chemins de fer par l’État ne sont pas seulement économiques et financières, elles sont aussi politiques. Leroy-Beaulieu fait ici encore preuve d’une remarquable lucidité lorsque, critiquant la voie ainsi ouverte au clientélisme politique, il écrit :
« Donner à l’État l’exploitation des chemins de fer, c’est lui attribuer les plus grands moyens de séduction, de corruption, de pression. C’est faire directement dépendre de lui 230 000 employés nouveaux ; c’est indirectement mettre entre ses mains, par le jeu des tarifs, les intérêts de catégories nombreuses de commerçants ; c’est lui permettre d’influer de manière redoutable sur les votes ».
Pour Leroy-Beaulieu, non seulement l’extension des attributions de l’État risque d’annihiler l’initiative privée, ce qui est déjà grave ; mais elle fait aussi planer une menace sur l’autonomie du citoyen, qui est pourtant la condition de la bonne marche de la civilisation démocratique et libérale. C’est pourquoi il importe pour lui de protéger la liberté des individus contre la tendance inhérente à l’État de vouloir régir l’ensemble des activités d’une société. Chose qu’ont réussi à faire des pays comme l’Angleterre et les États-Unis, mais qui manque aujourd’hui cruellement à la France.
« Il faut à la liberté des garanties. Il est notoire que plus les attributions de l’État sont étendues, plus l’indépendance du citoyen est menacée. Les seuls pays qui soient parvenus à conserver intacts pendant plusieurs générations les libertés politiques et le régime représentatif sont les pays où l’État a eu le bon sens de se mettre à la portion congrue, et de pratiquer le plus possible le régime d’abstention où pouvait se mouvoir l’initiative privée : l’Angleterre et les États-Unis en sont la preuve. Dans les pays où un nombre infini d’existences dépendent, au contraire, du gouvernement, la liberté politique réelle ne peut être de longue durée » (p. 28-29).
3 commentaires
La nationalisation globale de toutes less lignes de Chemins de Fer et la création de la SNCF datent en fait des années 47/48…
De mémoire, cette ligne de 1837 devait réaliser le lien entre Paris et saint germain en laye avec la difficulté de pouvoir monter des pente de plus de 15°pour arriver à saint Germain . La 2° ligne concernait le lien entre Paris et Sceaux, cette fois-ci avec la difficulté de pouvoir facilement tourner dans les virages ( le premier train articulé conçu par Claude Arnoux en 1833 et mis en ouvre en 1839). Plusieurs ouvrages existent en ces sujet qui démontrent étape par étape et très clairement comment cette industrie privée de l’époque est devenu un monopole national (avec les joies que nous connaissons aujourd’hui en matière de grève durable….
Parmi les ouvrages concernant cette 2° ligne , le musée de la ville de Sceaux à réalisé un livre très complet concernant la période 1846- 1982. Son titre, vu l’époque est amusant :
Des trains dans un château.
Cela nous change des scandales de la SNCF et de la RATP en 2023.