Jusqu’à présent, il a été impossible à la droite de s’allier à l’extrême droite pour des raisons « morales ». En revanche, l’alliance entre la gauche et l’extrême gauche était, elle, traditionnellement autorisée. Est-ce toujours exact ?
Juin 2024 : un Front républicain s’oppose à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Tout homme politique de droite qui entend s’allier avec le Rassemblement National voit se dresser devant lui un mur de protestations. Mais les outrances des Insoumis ont rebattu la donne. La gauche « morale » d’aujourd’hui marcherait-elle sur les brisées de la droite « morale » d’hier ?
L’impossible alliance droite/extrême droite
La délicate question de l’alliance entre la droite et l’extrême droite ne s’était plus posée depuis longtemps. Après la Seconde Guerre mondiale, l’extrême droite, déconsidérée, a presque disparu du paysage politique français. Certes, les poujadistes ont fait une percée en 1956 mais, selon un mouvement classique, la droite les a, pour l’essentiel, rapidement phagocytés. Un candidat d’extrême droite s’est bien présenté à l’élection présidentielle de 1965, mais ce fut un feu de paille. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir des socialo-communistes en 1981, l’extrême droite ne représentait plus que des groupuscules.
Nous ne reviendrons pas sur l’histoire du Rassemblement National ni sur les conditions de son émergence. D’un tout petit mouvement, Jean-Marie Le Pen a fait un parti puissant. Le machiavélique François Mitterrand en a joué pour interdire à la droite dite classique d’accéder au pouvoir, du moins de reconquérir l’Elysée. Le RN ? Un parti infréquentable, dont l’alliance avec la droite était anathématisée.
La gauche, elle, se trouvait dans une position particulièrement confortable. L’alliance avec le Parti communiste – qui avait par ailleurs le mérite de décliner – était légitime, sans même avoir besoin de se boucher le nez. Car les communistes avaient fait partie du Conseil national de la Résistance et ils appartenaient au fameux « arc républicain ». L’inféodation à Moscou ? La collaboration au début de la guerre ? Le caractère mortifère de leur programme ? Tout cela était passé par pertes et profits avec l’aide de médias et d’intellectuels très complaisants.
Le rejet de l’alliance gauche/LFI
La situation confortable de la gauche a pris fin avec la présidence désastreuse de François Hollande et la reconfiguration de la vie politique française due au macronisme. Pour la première fois depuis l’après Seconde Guerre mondiale, l’extrême gauche surpassait la gauche. Mais les outrances de Jean-Luc Mélenchon et consorts ont fini par lasser une frange des socialistes.
En effet, les élections législatives de juin 2024 ont provoqué une nouvelle césure au sein du PS. Le gros de ses troupes n’a rien trouvé à redire à une alliance électorale si profitable après la déroute de 2022. Mais une minorité de socialistes a plus que regimbé. Ariel Weil, le maire du secteur Paris-centre, a appelé dans un article (La Tribune, 24 juin 2024) à faire battre non seulement le RN, mais également les Insoumis en protestant, au nom d’une « vraie social-démocratie », de « divergences idéologiques trop grandes ». La presse s’est fait l’écho de ces électeurs de Raphaël Glucksmann qui refusaient toute alliance avec LFI (Le Parisien, 11 juin 2024). L’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve a lui aussi rejeté le rassemblement de la gauche avec les Insoumis et ce, en excipant de « l’héritage de Léon Blum » (sur X, 11 juin 2024).
Ce n’est pas l’affiche diffusée par les Insoumis le 5 février 2025 qui aura calmé les minoritaires, puisqu’on y voyait, à la suite du rejet de la motion de censure contre le gouvernement Bayrou, la représentation d’une alliance PS/RN. Une affiche d’autant plus ridicule que c’est le vote de la gauche, LFI en tête, avec l’extrême droite qui avait fait tomber le gouvernement Barnier… Carole Delga, la présidente socialiste de la région Occitanie, a encore récemment fait part de son opposition à l’alliance entre les socialistes et les Insoumis du fait de la « ligne communautaire (plutôt communautariste) de l’extrême gauche » (Le Figaro, 21 février 2025).
Les ambiguïtés du rejet de l’alliance gauche/LFI
La gauche dite « morale » refuse ainsi toute alliance avec les Insoumis. Son attitude n’en est pas moins fort ambiguë, à un double égard : les raisons mêmes du refus et l’alliance autorisée à l’extrême gauche en dépit de ce refus.
En premier lieu, les raisons. Elles tiennent très généralement à trois points, d’ailleurs étroitement liés : le communautarisme des Insoumis, qui flattent un supposé électorat musulman ; le conflit israélo-palestinien ; et l’antisémitisme qui exsude de déclarations de certains de ses parlementaires. En revanche, le programme économique et social de LFI comme ses positions sur différentes questions internationales (hors Israël bien entendu) sont rarement évoqués, alors même qu’ils apparaissent particulièrement dangereux.
Ce silence assourdissant permet de comprendre combien les socialistes se trouvent aujourd’hui pieds et poings liés aux Insoumis. Si le problème de l’accord avec eux ne se pose qu’en raison d’un tropisme envers certaines communautés, on peut prédire, sans être grand clerc, qu’il suffira adroitement de faire disparaître, au moment opportun, les aspects par trop extrémistes de cette position pour continuer de nouer de profitables alliances électorales. Ce qui renvoie au point suivant.
En second lieu, donc, si une minorité socialiste ne veut pas de rapprochement avec les Insoumis, autrement dit : ne veut pas se compromettre avec des trublions, elle n’est pas le moins du monde gênée de se joindre aux Ecologistes, dont le programme économique et social n’est ni plus ni moins qu’un programme d’extrême gauche, pas plus qu’elle ne l’est de fédérer ses voix avec celles des communistes. La gauche « morale » vraiment ?
Pourquoi ces alliances, a priori incongrues, entre des sociaux-démocrates et des représentants d’une gauche extrême ? D’abord, parce que la social-démocratie revendiquée ne renvoie pas à celle, modérée, de certains pays voisins, tel l’Allemagne. Elle revient (c’était très clair dans le programme économique et social du « social-démocrate » revendiqué Raphaël Glucksmann) à la conception première de la social-démocratie, à savoir un mélange radical de socialisme et de démocratie qui emprunte les voies de celle-ci pour arriver à celui-là. Ensuite, parce que sans alliances avec les partis à leur gauche, les socialistes ne pourraient espérer ni gouverner, ni même, dans la plupart des cas, être élus.
En substance, même si Eric Ciotti a franchi le pas, l’alliance entre droite classique et extrême droite demeure largement taboue, tandis qu’une alliance entre gauche et Insoumis, à tout le moins entre gauche et extrême-gauche ou gauche extrême, comme on voudra, est toujours considérée comme parfaitement légitime.