Le Digital Market Act (DMA) est dans les tuyaux de la Commission européenne depuis quelques mois maintenant. Il vise à mettre en place un droit équitable à la concurrence dans le secteur numérique, au niveau européen. En réalité, ce sera une nouvelle réglementation qui va impacter les entreprises du numérique déjà existantes, ainsi que l’innovation. De plus, c’est un instrument juridique flou.
Le 27 mai dernier, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire et Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des communications électroniques, ont affirmé vouloir renforcer le Digital Market Act afin de « garantir un marché unique du numérique équitable et concurrentiel ». En effet, dans le principe originel, le DMA est une transposition, une adaptation à l’économie numérique, du droit à la concurrence. L’objectif est de protéger le marché d’un monopole soi-disant mal acquis. Bruno Le Maire estime d’ailleurs que « le verrouillage de l’économie numérique par quelques géants est devenu insupportable ». Pour lui le DMA est « une condition pour préserver la capacité de nouveaux acteurs à innover et à grandir et pour défendre les intérêts des consommateurs. »
Or, le postulat du ministre de l’Economie est faux. L’application du DMA ne pourra répondre à ses souhaits. Au contraire.
Le DMA : souveraineté numérique et principe de précaution
Ce règlement, censé réguler, harmoniser et protéger la concurrence, représentera en réalité une forme de protectionnisme. La souveraineté numérique est une préoccupation européenne, mais surtout française, et c’est bien l’Etat français qui pousse le DMA en coulisses. Il s’agit à vrai dire, pour la France et l’UE, de se poser en leaders mondiaux de la régulation des entreprises numériques.
Car la grande peur (qui relève bien souvent du fantasme) vient des GAFA. Le régulateur européen agit, non pour améliorer une situation actuelle qui serait néfaste, mais par peur d’un risque structurel que de trop puissantes plateformes feraient courir au marché. Par rapport au droit de la concurrence dit classique, le texte abandonne l’idée qu’il faille un comportement fautif pour agir. Il veut juste sanctionner les situations dominantes. La Commission européenne classe donc les entreprises selon leur taille et cible les plus grosses, en termes de capitalisation et de parts de marché.
Une telle approche n’est pas justifiée. D’une part, la taille importante d’une entreprise ne signifie pas que ses pratiques violent le droit de la concurrence. D’autre part, qu’une entreprise ait un monopole n’est pas nécessairement néfaste. Ça l’est si, et uniquement si, cela empêche d’autres entreprises du même secteur de gagner des parts de marché. Ce n’est pas le cas ici, d’autant plus que les GAFA ne sont pas en situation de monopole. Amazon, par exemple, a des concurrents comme Alibaba ou Cdiscount. Les positions dominantes de ces entreprises sont dues au choix des consommateurs et des utilisateurs. On ne peut en dire autant de la SNCF ou la Sécurité sociale, par exemple, dont les monopoles étatiques instaurés par la loi sont plus nocifs pour l’usager que la suprématie de YouTube.
La Commission européenne considère donc une position dominante comme un problème, qui justifie une intervention des pouvoirs publics afin de la réguler. La Commission européenne considère le fonctionnement normal de la concurrence comme quelque chose d’anormal.
En partant du principe que la puissance d’un acteur économique numérique constitue en elle-même une défaillance, le DMA instaurerait une présomption d’atteinte au fonctionnement du marché. Cela irait à l’encontre de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui ne permet de sanctionner une entreprise que lorsqu’elle exploite « de façon abusive une position dominante ». Avec le DMA, c’est la position dominante (la réussite) qui deviendrait un abus par elle-même…
Cette position de la Commission européenne risquerait d’affaiblir la concurrence et l’innovation. En effet on peut craindre que les nouvelles entreprises restreignent leur développement pour éviter d’atteindre les tailles critiques de surrèglementation imposée par le DMA tandis que les GAFA s’organiseront pour poursuivre leurs activités. Si la réussite est sanctionnée, peu de start-up se lanceront et les investisseurs (qui attendent un retour) bouderont ce marché.
Les nouveaux venus, en particulier dans des secteurs innovants, n’ambitionneront probablement pas de devenir de grosses entreprises ni de rafler la majeure partie d’un marché, s’ils doivent affronter tout un arsenal de restrictions et de règlements. En réalité, le DMA, qui n’est qu’un principe de précaution contre les GAFA, pourrait produire les effets inverses de ce qu’il recherche. Les entreprises dominantes resteraient dominantes : leur travail serait simplement plus compliqué. Et c’est le consommateur qui pourrait payer l’addition.
Un flou juridique créateur d’insécurité économique
Le DMA présente aussi des aspects qui inquiètent bon nombre de juristes.
Le Digital Market Act va devoir s’articuler avec le droit de la concurrence : il ne le remplace pas dans le secteur du numérique, mais vient s’y ajouter ! Cela pourrait aboutir à une jungle juridique, d’autant plus que des procédures parallèles, divergentes et particulières à chaque pays, pourraient encore compliquer la donne. Selon le commissaire européen à la concurrence, Margrethe Vestager, le DMA permet à chacun des États membres de « faire plus », d’émettre des obligations plus dures et plus strictes que celles du DMA. Sans compter les diverses autres autorités de régulation. Finalement, le DMA pourrait secréter 27 régulations nationales différentes. Autant dire que la sécurité juridique pour les entreprises du numérique au sein du « marché unique » européen n’est pas assurée…
Autre difficulté, et non des moindres, le DMA ne parvient pas à cerner le type de plateformes qui seront soumises à ses réglementations. Les pays de l’UE en ont en effet des perceptions différentes. Ce qui est appelé Gatekeeper (contrôleur d’accès) est une notion trop large et imprécise. La France et l’Allemagne ont par exemple souhaité inclure les enceintes connectées alors que d’autres pays, non. L’UE entend donc réguler un objet qu’elle-même a du mal à identifier…
Il serait bon que la Commission retravaille son texte pour le rendre plus intelligible. Ou, encore mieux, l’enterre ! Plutôt que de réglementer à tout va, l’Union européenne devrait libérer le marché pour permettre l’émergence d’entreprises numériques innovantes sur notre continent. Le droit à la concurrence ne doit sanctionner que les abus et les pratiques anti-concurrentielles. Et si nouvelles réglementations il doit y avoir, il serait beaucoup plus utile qu’elles s’attaquent à la censure et aux atteintes de certaines plateformes contre la liberté d’expression.