« Je pense que le vrai combat, il n’est pas sur l’ISF, ça c’est le combat du XXe siècle. Le vrai combat, qui est autrement plus difficile à livrer, c’est de taxer les géants du digital, qui aujourd’hui ont gagné beaucoup de puissance » (Europe 1, 22 mai 2020). Excipant à juste titre du caractère démagogique d’un rétablissement de l’ISF, Bruno Le Maire en a profité pour rappeler son nouveau cheval de bataille fiscale : taxer les « géants du digital », autrement dit les cinq GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
C’est là pour nous l’occasion de rappeler quelques éléments – incontournables quoique largement oubliés – des phénomènes d’incidence fiscale, en concentrant notre propos sur les impôts (à l’exclusion donc des cotisations sociales) pesant sur les entreprises (à l’exclusion donc des individus). Qui supporte, en définitive, le poids effectif d’un impôt ? C’est l’une des questions les plus fondamentales de l’analyse économique de la fiscalité, et pourtant l’une des plus ignorées par le pouvoir politique. On sait en effet que si tel ou tel impôt frappe des contribuables bien déterminés, ceux-ci ont parfois la possibilité d’en répercuter la charge sur d’autres agents économiques, si bien que le contribuable réel n’est pas nécessairement celui qui était visé par le législateur.
En l’espèce, il s’agit de déterminer qui supporterait la charge effective, ou qui bénéficierait réellement d’éventuels alourdissements de taux ou d’assiette d’une imposition des GAFAM. Le problème vient du fait que les prélèvements obligatoires affectent souvent les prix et/ou les rémunérations des facteurs de production. Ils peuvent ainsi donner lieu à une « translation » du contribuable de droit au contribuable de fait. Celle-ci est qualifiée de répercussion (ou translation) « vers l’aval » lorsqu’elle s’effectue par le biais des prix de biens ou services vendus ; la répercussion « vers l’amont » est celle qui s’opère, par exemple, des consommateurs vers les vendeurs par la voie d’une contraction du prix de vente hors taxe, ou des employeurs vers les salariés lorsqu’une augmentation de leur charge fiscale se traduit par un freinage des salaires qu’ils versent.
Il n’y aurait pas de raison, s’agissant des entreprises du secteur digital, pour que les diverses répercussions possibles se présentent selon des processus différents. Une augmentation de leur fiscalité ferait l’objet d’une translation « vers l’aval » si elle était incorporée dans les prix de revient et de vente des services qu’elles proposent et, par conséquent, répercutée sur les consommateurs ; ou d’une translation « vers l’amont » si elle était répercutée sur les salariés sous la forme de diminutions ou de moindres augmentations de leurs rémunérations. Certes, lorsqu’elle ne peut faire l’objet d’aucune translation à court terme, l’imposition peut affecter les bénéfices distribués ou l’autofinancement des entreprises. Dans cette seconde éventualité, elle risquerait toutefois d’affecter leurs investissements, ce qui pourrait se traduire, à moyen terme, par des prix de revient et de vente plus élevés, et conséquemment par une répercussion sur les consommateurs. Mais tout dépend, pour chaque firme, de sa position par rapport à celle de ses concurrents, de l’élasticité-prix de la demande qui lui est adressée et de ses perspectives d’expansion. Compte tenu de leur position archi-dominante, les GAFAM seraient bien placés pour réajuster leurs prix de vente et amortir le surcroît de fiscalité, aux dépens des consommateurs ou des utilisateurs. Ainsi ne faut-il pas négliger le fait qu’une fiscalité ad hoc sur les GAFAM pourrait avoir un impact bien plus large que sa répercussion immédiate et que ses effets pourraient se diffuser à l’ensemble de l’économie, par le biais des modifications des prix relatifs et des revenus réels.
On peut en fin de compte s’interroger sur la véritable signification des impôts qui sont juridiquement à la charge des entreprises. Tous sont toujours supportés, en dernier ressort, par des personnes physiques : les consommateurs, en cas de répercussion dans les prix ; les salariés, si l’on considère qu’en l’absence de ces impôts leurs rémunérations auraient pu être plus élevées ; ou les propriétaires d’entreprises, en cas d’absence de répercussion, ou de répercussion partielle. Le problème de l’incidence apparaît comme capital, puisque sans une appréciation correcte de celle-ci, il est impossible de se faire une opinion convenable sur la justice et sur les effets réels d’un impôt, fût-il mis à la charge des affreux GAFAM. L’objectif ne devrait donc pas tant être de porter atteinte à la capacité concurrentielle des GAFAM par l’impôt que de créer les conditions et l’environnement fiscal qui soient propres à faire émerger sur le Vieux Continent des champions du numérique de puissance comparable…
Taxation du digital : gare à l’effet boomerang
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1 commenter
vision biaisée
Si les Gafa ne payent pas d'impôts en France, les autres entreprises françaises paieront d'une manière ou d'une autre cet impôt et le consommateur aussi.
L'état vole chaque année de quoi gaspiller largement, les gafa sont une cible comme une autre. Si çà ne marche pas ce sont les entreprises françaises classiques qui paieront et tout votre argumentaire s'appliquerait de façon identique. Conclusion c'est la ponction anormale qui ne va pas et non le fait de taxer les gafa.