Journaliste, chercheur, Mathieu Sirvins travaille depuis plus d’une vingtaine d’années sur la Chine et le Parti communiste chinois. Cet essai qu’il vient de publier est à la fois un travail historique et une enquête sur les mécanismes du pouvoir totalitaire de Pékin. C’est aussi une mise en garde et un signal d’alarme. La Chine, comme la Russie, l’Iran ou la Corée du Nord, est l’ennemie des démocraties occidentales et veut leur fin. La France est en première ligne et l’affrontement sera de plus en plus rude. Il faut lire ce livre très documenté pour connaitre les faits historiques et pour pouvoir se préparer à l’avenir. Notre liberté est en jeu.
Voici donc quelques extraits de ce remarquable ouvrage.
Autant pour la France que pour la Chine, les quatre années qui séparent 1945 et 1949 ont été cruciales. Mais les résultats ont été diamétralement opposés. Quatre années de guerre civile froide ont permis à la France de prendre conscience de la menace soviétique et de choisir, en conscience et indépendamment, le chemin des démocraties libérales. Quatre années de guerre civile atroce ont plongé la Chine dans la longue nuit de l’hiver communiste. Le 27 juillet 1949, le Parlement français votait, par 399 voix contre 189, le traité de l’Atlantique Nord. Le 1er octobre 1949, Mao proclamait la République populaire de Chine.
Immédiatement après la victoire communiste en Chine, le ministère des Affaires étrangères français comprend très vite qu’elle aura des répercussions dans toute l’Asie, où les communautés locales d’origine chinoise, très nombreuses, joueront le rôle de cinquième colonne…
Pas un fonctionnaire français ne pourra quitter la Chine avec sa famille sans avoir été harcelé, humilié, extorqué
À Shanghai, les services secrets cherchent incessamment le moindre prétexte pour arrêter le consul général Jean Royère ainsi que ses collaborateurs pour pouvoir les interner et les déporter. Les vexations dont sont victimes les Français sont épargnées aux autres nationalités, à l’exception des Américains[1]. Jean Royère se voit dans l’obligation de payer une indemnité démesurée (20 millions de francs) pour pouvoir quitter la Chine. Poussés par les autorités chinoises, d’anciens employés annamites du consulat demandent encore plus, environ 5 millions de francs de plus à payer. Ce à quoi il faut ajouter de nouvelles taxes de 53 millions de francs dont il est tenu pour personnellement responsable. À Pékin, le régime communiste vole quatre des huit propriétés appartenant à la France et soumet les autres, comme partout ailleurs en Chine, à des taxes exorbitantes et totalement injustifiées que refuse de payer le Quai d’Orsay.
Pas un fonctionnaire français ne pourra quitter la Chine avec sa famille sans avoir été harcelé, humilié, extorqué.
En 1953, les derniers vestiges de la présence française viennent à fermer : le collège Sainte-Jeanne d’Arc à Shanghai et le Centre de sinologie français à Pékin. Pour Jean Jankélévitch, qui avait installé son bureau de l’ambassade au Centre de sinologie, la situation devient intenable : la police politique le surveille au plus près tout en le soumettant à des interrogatoires répétés, très durs et interminables. Il est obligé de se reconnaître coupable d’espionnage, d’être réactionnaire et complice de sabotage. Il est finalement autorisé à quitter la Chine. Augustin Quilichini est nommé agent consulaire et prend en charge les derniers bâtiments français en Chine. Il est, avec Jean Monchâtre également agent consulaire à Shanghai, le dernier représentant français en Chine communiste.
Le départ du dernier représentant officiel, Jean Jankélévitch, précède d’un an la défaite française en Indochine, en 1954. La contagion gagnera rapidement l’Afrique du Nord puis l’ensemble des colonies françaises. Mais avant cela, 1,7 million de Chinois vont déferler sur la Corée du Nord.
Giap réussit le mariage entre la tradition de guérilla vietnamienne et la stratégie révolutionnaire chinoise : endoctrinement communiste, menaces et soulèvement des populations paysannes, guérilla de harcèlement et guerre en surface que les Français devront apprendre à contrer pour éviter les mêmes erreurs que les nationalistes chinois qui ont abandonné les campagnes aux communistes pour se concentrer sur la défense des villes.
« Dans cette “guerre en surface” […], le Vietminh pratique une guérilla très active et une prise en main systématique des populations. Une nouvelle forme de guerre qui se caractérise par l’absence de front et parfois d’ennemi, celui-ci se fondant dans la population […] qui est désormais “présente et participante aux opérations militaires” et qui, selon David Galula, est devenue un terrain et un enjeu de la guerre. »[2]
Le Français David Galula dont l’ouvrage phare Counterinsurgency warfare : theory and practice[3] fera la renommée internationale, a eu tout le loisir de découvrir et d’étudier les différents principes de la guerre révolutionnaire selon Mao dans les prisons communistes chinoises où il a été incarcéré en 1948.
Journaliste reconnu et incontournable sur le conflit en Indochine, Lucien Bodard, qui est né et a grandi en Chine, a très vite compris l’essence du communisme chinois quand ces derniers sont arrivés à la frontière de Hong Kong en 1949 : « Alors j’avais compris que le maoïsme, c’était l’inhumanité totale, la puissance absolue, insondable, comme métaphysique, de la volonté, de la haine, de la dissimulation. » Une essence qu’il diffuserait dans le monde entier.
Selon Julia Lovell, professeure d’histoire et de littérature chinoise à l’université de Londres, l’effort de propagande chinois en Afrique, lancé dès le début des année 1950, est sans précédent dans l’histoire…
Le 18 mars 1962, les accords d’Évian viennent mettre un terme à la guerre d’Algérie.
Après l’Indochine et l’Algérie, la Chine est prête à soutenir l’ensemble des mouvements anticoloniaux africains. Les graines de la révolution mondiale ont été semées depuis longtemps, l’heure est venue de pousser un peu plus loin ses pions. Zhou Enlai peut finalement déclarer : « L’Afrique est mûre pour la révolution. »
Entre 1950 et 1978, la République populaire de Chine a versé plus de 16 milliards de dollars à l’Afrique, soit plus que les États-Unis ou l’URSS[4].
C’est l’argent occidental qui a lancé l’économie chinoise
Dès les années 1980, les tensions entre ces réformateurs de la Ligue de la jeunesse, parfois sincères, et les faucons du régime ont existé. Zhou Xiaochuan, futur patron de la banque centrale chinoise, faisait partie des faucons en opposition avec la Ligue, et c’est lui qui l’a emporté, sans surprise. Zhou a formé une alliance avec la Banque mondiale pour rejeter la privatisation et la réforme politique et préserver le contrôle du parti sur l’économie.
Avec l’aide de la Banque mondiale et de son chef économiste Peter Harrold, Zhou a imaginé un moyen de sauver les entreprises publiques chinoises, mal gérées et en faillite, pour en faire des championnes mondiales toujours soumises à la tutelle du PCC. Cette stratégie, qualifiée avec euphémisme par la Banque de « privatisation partielle », a permis de mettre en place un système inédit à l’époque, où la Bourse pouvait vendre des actions des entreprises d’État. À partir de 2003, le régime a mis en place sa stratégie en subventionnant cinquante entreprises chinoises pour en faire des leaders mondiaux. Objectif qu’ils ont atteint dans des secteurs stratégiques tels que l’armement, la production d’électricité, l’énergie, les technologies de l’information, l’aviation civile et le transport maritime.
Ce sont finalement des entreprises occidentales, comme Goldman Sachs et Morgan Stanley, qui ont aidé à restructurer les entreprises publiques et ont appris à leurs dirigeants à se conformer aux exigences financières internationales. Pire encore, dans certains cas, c’est l’argent occidental qui a formé entièrement ces entités : China Mobile est née de la fusion de plusieurs entités de télécommunication provinciales mal gérées lors d’une double cotation en 1997 : 4,5 milliards de dollars récoltés sur les bourses occidentales pour permettre à China Mobile de devenir la plus grande compagnie de téléphonie mobile au monde.
En même temps que la Banque mondiale prenait pied à Pékin, un certain nombre de centres de réflexion ont également vu le jour dans la capitale chinoise. En particulier en 1983. Deng Xiaoping lance la mise en place d’un centre de recherche des problèmes internationaux (International Studies Research Center) dépendant directement du gouvernement chinois.
Le centre est dirigé par Huan Xiang, aidé de Xu Dachen, un spécialiste chinois de l’Allemagne.
Huan Xiang a été choisi par Deng Xiaoping en raison de la portée de sa vision stratégique pour la Chine dans la marche du monde. Selon lui, la poursuite de la guerre froide renforce le statut des deux super-puissances américaine et soviétique : si la Chine veut reprendre son ancienne place, c’est-à-dire la première, la guerre froide doit cesser, un des deux géants doit perdre et puisqu’ils ont besoin des États-Unis pour leur financement et leur technologie, ce sera donc l’URSS. Le sentiment de victoire et de toute puissance américaine rendra également d’autant plus facile la coopération des Américains.
L’arrivée de Reagan au pouvoir en 1981 et sa détermination à lutter contre l’URSS va l’amener à intensifier la coopération avec les Chinois, notamment contre les Soviétiques en Afghanistan. Ce sont des techniciens de la CIA et de la NSA qui formeront les Chinois dans leurs stations d’écoute avec des nouveaux venus : les Allemands de l’Ouest du BND, les services secrets allemands[5]. Dès lors, sous le prétexte d’union face à l’ours soviétique, Chinois, Américains et Allemands vont intensifier leur coopération, même après le massacre des étudiants de la place Tian’anmen, alors que la France de Mitterrand, à ce moment-là, condamne le régime chinois.
Zhang Shirong, drogué dans un avion entouré de barbouzes chinoises, est renvoyé en Chine où il sera « vraisemblablement » exécuté
Dès son arrivée en Chine en tant que premier ambassadeur français après la reconnaissance de De Gaulle, Lucien Paye constate le harcèlement et les difficultés de travailler de son attaché militaire, Jacques Guillermaz. La France n’est qu’un pion utilisé contre les États-Unis mais rien n’a fondamentalement changé dans l’attitude hostile des communistes chinois. « Lucien Paye demandera à de nombreuses reprises que des mesures de rétorsion soient prises à l’encontre de l’attaché militaire chinois et de ses adjoints en France. Étienne Manac’h freinera toujours la suggestion… »[6]
Et pour cause, comme le révéleront les dossiers Mitrokhine[7] sept ans après sa mort, Manac’h a approché lui-même les Soviétiques quand il était en Turquie, en 1942. Depuis, il leur livrait « de temps à autre des informations sur une base idéologique et politique » : « Son dossier du KGB le décrit comme un contact confidentiel plutôt qu’un agent, qui a fourni des informations de temps à autre “sur une base idéologico-politique” jusqu’en 1971. Ses informations étaient manifestement appréciées par le Centre. Au cours de ses vingt-neuf années de contact avec le KGB, il a eu six chargés de dossier, dont le dernier – M. S. Tsimbal – était à la tête du Cinquième Département du FCD, dont les responsabilités comprenaient les opérations en France. »[8] Taksim était le nom de code de Manac’h, en référence au quartier du même nom d’Istanbul où il vivait et recevait Mikhaïl Vichniakov, correspondant de l’agence Tass et « rabatteur du NKGB ». D’après les archives Mitrokhine, Manac’h fournissait donc encore des informations à l’URSS quand il a été envoyé comme ambassadeur en Chine en 1969 ! On comprend aussi comment et pourquoi il a pu accompagner et encourager pendant toutes les années 1960 la politique « gaullienne » d’éloignement des États-Unis et d’ouverture vers le bloc communiste.
Cela dit, Manac’h n’est pas à un paradoxe près, car s’il admire Mao, comme l’affirme Roger Faligot, pour l’ancien ambassadeur Claude Martin qui l’a rencontré à plusieurs reprises alors qu’il était en poste en Chine, ce dernier ne connaissait pas la Chine, ne l’aimait pas et ne s’y intéressait pas[9]… Autre forfait de Manac’h en 1971, quand Zhang Shirong, un diplomate chinois, demande l’asile à l’ambassade de France en Algérie. Sur les conseils de Manac’h, « pour ne pas brouiller Paris et Pékin » et contre la volonté forte du SDECE, les services secrets français, la France refuse… Zhang Shirong, drogué dans un avion entouré de barbouzes chinoises, est renvoyé en Chine où il sera « vraisemblablement » exécuté.
[1] BENSACQ-TIXIER Nicole, op. cit. Page 677.
[2] Ibid. Page 459.
[3] GALULA David. Counterinsurgency warfare: theory and practice. Praeger Security International, 2006.
[4] Ibid. Page 184.
[5] FALIGOT Roger. Les Services secrets chinois : de Mao au Covid-19, op. cit.
[6] KROUCK Bernard, op. cit. Page 349.
[7] Vassili Mitrokhine est un défecteur du KGB, où il était archiviste, recruté par le MI6 anglais ; ces archives, qui donnent une longue liste d’agents soviétiques, sont aujourd’hui consultables au Churchill Archives Centre de Cambridge mais ont été révélées en 1999 avec l’aide de Christopher Andrew. (Roger Faligot. Les Services secrets chinois, de Maoà Xi Jinping, op. cit. Page 547) Dans le livre Emilio, publié peu avant sa mort en 1992, Étienne Manac’h avait détaillé sa jeunesse à Moscou et ses liens avec le communisme.
[8] ANDREW Christopher et MITROKHINE Vassili. The Mitrokhine Archive: The KGB in Europe and The West. Londres, Allen Lane The Penguin Press, 1999. Page 199.
[9] MARTIN Claude, La Diplomatie n’est pas un dîner de gala. op. cit.