Ce livre indémodable « plein d’une poésie mélancolique particulière » va bien au-delà du déclin de l’aristocratie sicilienne. Certes le prince de Salina, comte de Lampedusa, plus connu sous le nom de son blason « le Guépard », que Visconti rendit mondialement célèbre par son film, souffre de ce vent putride qui le fait avancer les yeux fermés vers la mairie où a lieu le plébiscite de 1860 pour l’unification italienne. Il a laissé son palais de Palerme au profit de ses terres lorgnées depuis toujours par de magnifiques civilisations étrangères. Là il retrouve « Donnafugata » sa propriété de campagne où il est reçu comme un roi, bien que tout s’y délite, les murs de la demeure comme les penchants politiques des villageois et les inclinations amoureuses de son neveu Tancrède. A son angoisse légitime sur l’avenir de cette Sicile indomptable entre ses paysages contrastés et son climat violent, ses tremblements de terre et ses invasions incongrues, incapable de modération entre modernité et tradition, entre jouissance et labeur, entre garibaldiens et royalistes, s’ajoute une grande solitude morale devant l’avancée de la vieillesse, le tout déguisé avec une froideur feinte ou une ironie mordante.
Mais tout le monde n’a pas sa force de guépard. Ainsi Concetta, éconduite par Tancrède, finit par ressembler à cette Sicile où rejaillissent comme l’Etna la vérité mutilée, l’amour blessé, l’amertume irréfutable et par croire que tout ne fut qu’un rêve « splendide ! un vrai rêve ! à l’ancienne ! ». Le Guépard se serait-il trompé tout le long de son existence pour n’offrir à ses filles qu’une vie de sacrifices sans autre passion qu’une collection de reliques, tandis que la désinvolture de Tancrède ralliait tout le monde sur son passage ? Si l’avenir détient à lui seul la réponse, il est indéniable que l’écriture de l’auteur, arrière-petit-fils du protagoniste, est séduisante : en disant le moins possible mais en reliant l’âme de chacun à son environnement naturel, celui-ci réussit à atteindre un pathétique bouleversant qui donne un sentiment de victoire pour les uns mais un appel incontournable à la protection mariale pour d’autres, comme le justifie la première ligne de ce bien beau roman…
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