Professeur émérite de civilisation espagnole à l’Institut catholique de Paris, Béatrice Fonck, éminente connaisseuse de l’œuvre et de la carrière d’Ortega y Gasset (1883-1955), vient de faire paraître aux éditions Les Belles Lettres une biographie extrêmement riche et fouillée de ce dernier, appelée à devenir à n’en pas douter un ouvrage de référence sur le sujet. Paru dans la collection « Penseurs de la liberté », cet ouvrage vient ainsi compléter à point nommé deux autres livres d’Ortega de la collection « Classiques de la liberté » chez le même éditeur, nommément La Révolte des masses et Le Thème de notre temps. Un troisième livre du penseur espagnol, L’Espagne invertébrée, vient aussi tout juste d’être publié dans cette dernière collection, faisant ainsi de lui l’un des penseurs libéraux les mieux représentés de celle-ci.
Pourquoi relire Ortega aujourd’hui, comme nous y invite cette monographie ? Ortega fut un penseur majeur de la première moitié du XXe siècle. Fondateur et directeur de la Revue de l’Occident jusqu’en 1936, son œuvre maîtresse reste La Révolte des masses (1930), dont l’édition française paraît 7 ans plus tard. Il s’y fait le défenseur d’un humanisme libéral fondé sur le respect de la souveraineté de l’individu, dont il rappelle que c’est lui qui a enrichi le monde (voir notamment Alain Laurent, L’Individu et ses ennemis, Paris, Hachette « Pluriel », 1987, p. 394-399). Il écrit ainsi dans la préface à l’édition française de 1937 : « ce fut ce qu’on a appelé l’individualisme qui a enrichi le monde et tous les hommes au monde ; et c’est cette richesse qui a si fabuleusement multiplié la plante humaine ». La montée de l’étatisme, des totalitarismes et de ce qu’il nomme « l’homme-masse », après la Première Guerre (phénomènes relevant de cette même catégorie fondamentale qu’est le collectivisme), lui fait craindre la possible disparition de la liberté de l’individu, cette valeur centrale sur laquelle s’est construite la civilisation occidentale moderne. Il adresse aux partisans du socialisme d’État une critique en règle au chapitre 13 de La Révolte des masses, intitulé « Le plus grand danger : l’État ». « Voilà le plus grand danger qui menace aujourd’hui la civilisation, écrit-il : l’étatisation de la vie, l’intervention de l’État, l’absorption de toute spontanéité sociale par l’État ».
Le lecteur libéral d’aujourd’hui trouvera aussi dans la monographie que vient de signer Béatrice Fonck l’occasion de se réconcilier peut-être avec l’Europe. Car Ortega fut dans la première moitié du XXe non seulement un des plus lucides analystes de l’Espagne de son temps (voir par exemple L’Espagne invertébrée), mais aussi un des plus grands penseurs (et défenseurs) de l’Europe – il se considérait autant espagnol qu’européen. D’une Europe humaniste assise des bases libérales et anticollectivistes, et non d’une Europe de l’étatisme dans laquelle l’individu se dissout inexorablement dans la masse. C’est à la construction d’une telle Europe, d’une sorte d’États-Unis d’Europe (voir la préface de José-Luis Goyena à La Révolte des masses, Belles Lettres, 2010, p. 22) qu’a œuvré Ortega à travers ses écrits, laquelle n’a évidemment rien à voir avec le monstre froid étatique dont une partie de notre actuelle classe politique souhaite voir l’avènement à l’échelon supranational. Loin de tout historisme, Ortega est confiant dans la supériorité intellectuelle et morale du libéralisme, mais il ne pense pas du tout que celui-ci triomphera automatiquement sur des formes régressives d’organisation sociale. Comme l’écrit Béatrice Fonk, « Ortega ne craint pas de rappeler que le phénomène de dégradation de la liberté individuelle, généré par l’homme-masse, peut mettre en péril les institutions parlementaires et favoriser un retour à la barbarie » (p. 273). Les progrès politiques, économiques, sociaux et moraux rendus possible grâce à l’avènement du libéralisme ne peuvent donc être considérés comme des acquis à jamais et nécessitent d’être constamment défendus par l’intellectuel engagé et responsable – dont Ortega fut un éminent exemple.
Ortega s’exilera en France en 1936 pour fuir la dictature de Franco. On lira aussi dans cette biographie d’intéressantes considérations sur notre pays. Il y a en effet pour Ortega une France qu’il abhorre et une France qu’il affectionne, comme l’écrit l’auteure. La première est « la France cocardière, donneuse de leçon, décadente et lymphatique, persuadée de son bon droit et de sa supériorité intellectuelle » (p. 344). La seconde est la « France policée, celle des écrivains, des scientifiques, des philosophes qui ont forgé la nation la plus intelligente d’Europe » (ibid.) Bref, la France de l’individualisme libéral, du rationalisme de la pensée, celle qui doute plutôt que d’afficher une parfaite certitude en toutes choses, et qui préfère le libre exercice de l’intelligence à la servitude volontaire.