“L’institution judiciaire se porte mal. Tous les professionnels qui concourent à son fonctionnement quotidien font part de leur profond malaise. De leur côté, les justiciables ne lui accordent qu’un crédit limité. L’institution paraît grippée. Pour beaucoup, elle serait en lambeaux. […] La prolifération de la loi, amorcée dès la fin de la Première Guerre mondiale, avec la montée en puissance de l’interventionnisme économique et social de l’État, a constitué le point de départ d’une nouvelle crise de la justice.” C’est en ces termes que le comité des états généraux de la justice présente l’état de la justice française, dans un rapport publié en 2022.
L‘Etat français est obèse mais la justice est sans véritables moyens
Inutile de rappeler le niveau d’inefficacité de la justice française : 637 jours en première instance pour obtenir un jugement en procédure civile, contre 237 jours dans les pays du Conseil de l’Europe. Et en appel : 607 jours, contre 177 dans ces pays. Dans certains cas (complexes certes mais révélateurs), ces délais sont interminables : ainsi dans l’affaire pénale Bygmalion, une enquête préliminaire a été lancée le 5 mars 2014 ; après moultes manœuvres, Nicolas Sarkozy a réussi a retardé le jugement puis fit appel : le jugement dans cette affaire fut rendu en septembre 2021 ! Et la décision d’appel ne sera pas rendue avant 2024, restera alors le Conseil d’Etat, qui met environ 2 ans à se prononcer.
L’affaire aura donc duré 12 ans minimum avant une condamnation (ou pas) définitive. Quant à Bernard Tapie, il mourut avant son procès en appel, qui devait débuter 8 ans après sa mise en examen !
Intéressons-nous aux causes de cette lenteur :
Commençons par les moyens. Selon le rapport de la CEPEJ (Commission européeenne pour l’efficacité de la justice) publié en 2022, en matière de dépenses pour le système judiciaire, la France est, sensiblement, en-dessous des pays dont le PIB par habitant est similaire au sien : 72€ par an et par habitant en France, contre 82€ en Italie, 87€ en Belgique ou encore 85€ en Ecosse et la moyenne des pays du Conseil de l’Europe est à 79€. Cet effort pour la justice représente 0,21% de son PIB, contre 0,31% en moyenne pour les pays similaires en termes de PIB par habitant.
Sur le personnel, la France figure aussi dans le bas du classement avec moins de juges et de greffiers par habitant que la moyenne européenne, mais le rapport rappelle qu’en France les personnes jugeant en droit du travail et en droit commercial (en 1ère instance) sont non-professionnelles, ce qui vient atténuer un peu ce constat. Sur le personnel n’appartenant pas au corps de la magistrature (personnel administratif, technique et autres), la France se situe là aussi légèrement en dessous de la moyenne européenne, mais se situe au même niveau que le Royaume-Uni par exemple, pourtant bien plus efficace en matière judiciaire. Mais la France accuse un fort déficit de procureurs avec seulement 3,2 procureurs pour 100 000 habitants, soit 3,5 fois moins que la moyenne européenne. Le nombre (par habitant) d’affaires pénales en 1ère instance que doivent suivre nos procureurs est pourtant parmi les 5 plus élevés d’Europe.
Sur les salaires, en début de carrière, les juges français sont les 3èmes plus mal payés des pays du Conseil de l’Europe avec 1,3 fois le salaire moyen brut national en 2020moyen en début de carrière. Les procureurs sont un peu mieux lotis dans le classement mais leur rémunération reste assez faible au vu de leur qualification : 1,4 fois le salaire moyen.
La France met donc moins de moyens sur la table, a beaucoup moins de personnels que les autres pays européens et ceux-ci sont moins bien payés. L’une des explications de cet état des faits est simple et bien connue : c’est l’obésité de l’État français qui taxe énormément mais dépense encore plus au titre de son budget social de telle sorte qu’il ne peut (ou ne veut) consacrer à ses missions régaliennes (justice, diplomatie, armée, police) guère plus de 15% de ses recettes. Cette obésité crée, un déficit permanent et une dette publique considérable de cet État glouton, perpétuant ainsi son incapacité à augmenter les moyens de la justice (idem pour les autres services) à commencer par les effectifs et les salaires.
Ailleurs, la justice est plus rapide et plus efficace
Si l’État ne dépense pas assez, il est également fort probable qu’il dépense mal. Une autre explication à notre manque d’efficacité peut se trouver par exemple dans l’attitude de notre système judiciaire à l’égard des méthodes alternatives de résolution des conflits (médiation, arbitrage…). Ces méthodes, qui permettent de soulager les juges professionnels notamment concernant les petites affaires, se sont rapidement développées Outre-Manche à partir des années 90 et des incitations ont été mises en place pour encourager ces développements. Selon un rapport du gouvernement britannique, plus de 70% des personnes ayant eu affaire à la justice au Royaume-Uni se disent prêtes à utiliser ces méthodes alternatives plutôt que la voie classique. Il faut dire que ces méthodes permettent d’économiser des frais de justice (qui peuvent être assez élevés au R-U), sont plus simples et réduisent les délais pour arriver à une solution. Un succès bien documenté par les recherches de Caroline Foulquier-Expert.
En Allemagne, les délais de jugement (en matière civile et commerciale) sont presque 3 fois moins longs qu’en France. Là, ce sont essentiellement les moyens mis sur la table qui expliquent cette différence d’efficacité : le budget de la justice allemand est beaucoup plus important (0,35% de leur PIB) que le budget français, ce qui leur permet d’avoir plus de magistrats (2 fois plus) et de tribunaux qu’en France.
La France propose depuis plusieurs années des solutions alternatives de justice « négociée ». via le plaider-coupable ou des conventions judiciaires d’intérêt public par exemple; autant de mécanismes qui permettent une réduction très forte des délais en plus d’autres avantages. Mais tant les justiciables que les magistrats y restent réticents dans bien des cas.
Au-delà du manque de budget et de la frilosité à adopter de nouvelles procédures, le rapport publié par la CEPEG l’année dernière relève de nombreux autres facteurs explicatifs de cette inefficacité du système judiciaire : « mauvais état des infrastructures informatiques et l’obsolescence, les retards ou les limites des applicatifs numériques du ministère, lesquels sont insuffisamment interconnectés et demeurent dysfonctionnels », discordance entre les cartes administrative et judiciaire qui « emporte de nombreuses et graves conséquences sur le pilotage territorial de la justice, sur l’efficacité et la cohérence de sa gestion interne », mauvaise gestion des ressources humaines, illisibilité du droit et du fonctionnement de la justice pour les citoyens… Mais le rapport ne s’arrête pas à ces constats, il présente aussi de très nombreuses pistes permettant de corriger ces inefficacités. Il rappelle enfin l’importance pour notre pays de traiter un problème de fond : celui de la lourdeur de notre droit, avec plusieurs dizaines de milliers de normes en tous genres, ainsi que des règles de procédures qui ralentissent le travail des magistrats français. Le rapport le dit clairement : « L’inflation normative et procédurale impose aux juges de s’adapter continuellement à un environnement juridique de plus en plus complexe ».
Bref, les défaillances sont très nombreuses et les défis à relever par et pour la justice française sont immenses. Les causes sont identifiées, pointées régulièrement du doigt et des solutions existent qui ont été mises en œuvre avec succès chez nos voisins. Il faut juste agir pour la justice.
6 commentaires
Toujours le même refrain : pas assez nombreux et manque de moyens, l’Etat est obèse par son administration. Pourquoi les prisons sont sous le contrôle de la Justice et ne sont pas privées. Pourquoi ne sont-elles pas payantes comme les EHPAD ? Est-ce criminel de vieillir ?
Une autre cause est le laxisme. Il est fréquent d’apprendre qu’un délinquant de 25/30 ans a déjà été condamné 20 à 30 fois par la justice. Il est évident qu’un tel laxisme encombre les tribunaux.
Au delà de ces considérations classiques du « manque de moyens » il y a des raisons toutes simples pour ralentir les
procédures comme par exemple:
1/ les reports d’audience très souvent abusives mais tolérés qui allongent les délais de procédure
2/ les « conclusions » des avocats qui ne sont presque plus transmises selon les règles par laxisme et qui perturbent
les procédures remettant en cause le principe du contradictoire, objet de nouveaux litiges.
3/ L’abus de la procédure d’appel dont la plupart des demandes sont acceptées alors qu’elles ne respectent plus les
conditions d’éligibilité selon les règles que l’on semble avoir oubliées depuis quelques années.
Bref ces trois points ne demanderaient aucune modification de la législation, et devraient être respectées par tous , à commencer par les magistrats puisqu’il s’agit simplement d’appliquer le dispositif procédural existant depuis des décennies.
Donc , le manque de moyens est une excuse facile, l’application sans compromis des dispositifs du droit français
permettrait déjà de travailler plus efficacement.
Merci pour cette réplique. Je ne connais pas très très bien le système judiciaire français mais il est quasiment le même que celui de mon pays la Côte d’Ivoire avec la législation française que nous avons copiée en matière de procédure. Depuis un moment ke m’interroge en tant que Conseil juridique sur l’inefficacité de notre système judiciaire incapable de satisfaire les justiciable par sa lenteur et sa lourdeur. Les différents rapports des pouvoirs publics et des partenaires au développement reviennent toujours sur les causes liées au manque de moyens et à lhyoer législation comme en France mais en réalité il n’en est rien. La pratique abusive dss avocats reste l’une des causes fondamentales de la lenteur et de la lourdeur du système. Les renvoies interminables à la demande des avocats leur absence intempestives aux audiences et les incidents de procédures qu’ils créent délibérément constituent en Côte d’Ivoire un frein à l’efficacité du système. A cela il faut ajouter qu’en Côte d’Ivoire plus de 60% des justiciables n’ont pas les moyens de se prendre un avocat et le juge est souvent obligé de jouer les conseils juridiques en pleine procédure. Tout n’est donc pas une question de moyens financiers commele souligne cette contribution. Le mal est plus profond.
Bravo pour cette étude édifiante. Mais qu’en est-il de la corruption ? Comment le coup d’état meditico-judiciaire dont ont été victimes les électeurs de F.Fillon a-t-il pu passer casi-inaperçu? La lenteur judiciaire s’est transformée en une rapidité fulgurante sans que personne ne s’en émeuve au point de porter plainte !
Autre aspect, l’interpretation des lois par des juges non elus: soit les lois sont votées au non du peuple par des élus et les juges, fonctionnaires, les appliquent strictement, soit les juges sont élus et peuvent interpréter au nom du peuple. La situation actuelle est un arbitraire inacceptable. Résultat les lois ne sont plus appliquées et le système tourne en rond. N’etant plus dissuasif, il s’autoalimente , aidé par le manque de prisons, prétexte à tous les laxismes, entrainant une augmentation de la délinquance… et le cercle est bouclé !
J’ai été très intéressée par le fond de l’article, merci pour cette étude, mais j’aurais juste un bémol sur la forme car j’ai relevé 3 fautes qui n’auraient pas dû apparaître si le document avait êté relu avant sa parution.