Il peut paraître de prime abord farfelu d’associer l’expressionnisme abstrait, ce fort mouvement artistique américain qui a pris son essor après la Seconde Guerre mondiale, au président libertarien Javier Milei qui veut tout casser. Pourtant, la grande vague du premier continue de nourrir le marché comme les idées, et le souffle décoiffant du second a fait jaillir des flammes inattendues. Il est intéressant d’analyser les liens unissant ces deux courants qui procèdent des mêmes aspirations.
Apparu aux Etats-Unis entre 1940 et 1950, ce mouvement devient rapidement le porte-étendard du libéralisme. Jackson Pollock, Willem de Kooning, Mark Rothko et tant d’autres s’érigent alors en prophètes d’une liberté absolue.
D’ailleurs, la CIA elle-même finança des expositions autour de l’expressionisme abstrait dans l’Europe des années 50 afin de promouvoir la liberté américaine face au système totalitaire de l’ogre URSS. Il est vrai que par son rejet du narratif, l’expressionisme abstrait est le courant pictural qui s’oppose encore le mieux au réalisme socialiste des états communistes.
Retour sur un courant entre art, philosophie et guerre froide.
L’envie absolue de liberté
Après la Seconde Guerre mondiale, l’économie américaine prospère : le PIB croît de 4 % par an et cet emballement anime aussi bien les financiers que les artistes. Toutefois une première contradiction apparaît puisque la grande majorité des peintres américains des années 1940 ont été soutenus – au moins une fois – par des programmes étatiques comme le WPA avant de pouvoir (enfin) s’émanciper. Cette légère contradiction ne semble toutefois pas affecter le fond du propos, tant l’Amérique rejoint l’idée phare de John Locke selon laquelle « chaque homme a une propriété en sa propre personne ». L’économiste Milton Friedman enfonce davantage un clou déjà bien planté en affirmant que si la liberté économique est une condition essentielle de la liberté politique, l’artiste libre est la preuve vivante d’un système performant. Faisons bref : l’expressionnisme abstrait matérialise à lui seul l’envie absolue de liberté.
Pourquoi des tableaux sans figuration plaisent-ils autant à l’Amérique des années 50 ? C’est qu’en rejetant les normes figuratives, l’abstraction offre une liberté totale aussi bien à l’artiste qu’à l’interprétation du spectateur. Selon Rothko les peintures ne sont pas à lire comme des images mais comme le reflet possible d’expériences intimes. Le champ est infini et c’est justement ce à quoi est sensible le pluralisme libéral : chacun est invité à trouver son propre sens.
La toile, ce grand espace sans contraintes
Pour le libertarien Robert Nozick, l’individu doit pouvoir chercher sa voie sans interférence et il s’avère que l’art abstrait est porteur de cet espace vierge où la liberté peut s’exprimer pleinement. La toile devient ainsi la métaphore d’un monde où l’État, minimal, laisse libre cours à l’initiative personnelle. Cette vision a su plaire et plaît encore puisqu’entre 1950 et 1960 les expositions consacrées à l’expressionnisme abstrait ont attiré au MOMA près de 3,2 millions de visiteurs !
Avec l’action painting, l’acte de peindre se donne à voir, ce n’est plus seulement le produit fini qui intéresse mais toute la chaîne de « production » en mouvement : on voit sur les toiles de Pollock des empreintes de pas, des éclaboussures, …) qui témoignent d’une liberté corporelle assumée. L’action painting incarne parfaitement cette philosophie si chère aux libéraux : laisser l’individu agir sans contrainte ni planification…
En 2021, chez Christie’s, les œuvres de Pollock se vendaient en moyenne 20 % plus cher que celles de Rothko, dont la couleur est considérée comme plus « statique ». L’expressionnisme abstrait s’épanouit à merveille  au sein d’un marché non réglementé. En 1958, No. 5, 1948 de Pollock était vendu pour la somme de 1 500 dollars (15 000 dollars actuels), en 2006 la même toile avait dépassé la barre de 165 millions ! Certains critiques d’art ne voient là aucune indécence mais simplement le jeu normal et sain d’un mécanisme par lequel les préférences individuelles s’expriment librement.. L’ascension fulgurante du prix de certaines œuvres validerait d’ailleurs cette hypothèse : l’art véritable prospère sans subventions massives.
Concluons avec une phrase de Friedman : « Les inégalités du marché sont le prix de la liberté, et l’artiste en bénéficie comme il en souffre. »
1 commenter
Bien vu!