Le mot krisis apparaît chez Hippocrate pour désigner l’acmé du mal dans la maladie, l’instant crucial, culminant, où tout peut basculer vers le pire, ou vers le mieux. La crise représente alors le moment crucial où va se dessiner le dénouement plus que celui de l’effondrement. D’ailleurs, le théâtre tragique grec place la crise au cœur de l’histoire du choix déchirant des protagonistes comme le théâtre français classique la met au cœur de la pièce, dans la scène 2 de l’Acte III. Le mot krisis viendrait de la racine indo-européenne « krei », signifiant juger, distinguer, passer au tamis, passer au crible, qui a aussi donner en latin cerno, cernere, et en français tout à la fois certitude et discernement, critère, crible, discrimination ou encore certification.
« À l’origine, Krisis, rappelle Edgar Morin, signifie ‘décision’ : c’est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic » et souligne le renversement de sens : « Aujourd’hui, crise signifie indécision. C’est le moment où, en même temps qu’une perturbation, surgissent les incertitudes » [1]. Ainsi, Jean-Jacques Rousseau a fait du XVIIIe siècle le temps précédant « l’état de crise et le siècle des révolutions »[2].
La crise est partout désormais. Les crises ponctuent la vie économique et sociale, celle des gouvernements ou celle des familles. Le concept en a été étendu à tous les domaines, spirituel ou climatique, identitaire ou scientifique, sanitaire ou bancaire… en insistant sur la tension, la rupture et la brutalité d’éventuels changements que la crise fait subir plus que sur le moment, tendu certes mais surtout décisif, des choix difficiles, obligeant à séparer, distinguer, juger, qu’elle exprimait en grec.
L’anglais utilise le mot crise, crisis, avec plus de parcimonie que le français. Une « crise cardiaque » y est une « heart attack ». Le pendant français du mot anglais « depression » ou « crash » est « crise ». « La Crise économique de 1929 » est « The Great Crash » dans le titre de l’ouvrage de John Kenneth GaIbraith publié en 1954. Mais l’origine[3] du mot crisis est, bien sûr, la même que celle du mot français et son évolution semble avoir été la même qu’en français.
L’incertitude humaine et la peur
Il n’y a de crise que parce qu’il y a de l’incertitude et de l’imperfection, inhérentes à la condition humaine, une contingence qui oblige à gérer un risque permanent. Les désirs, les pulsions, l’intelligence, les espérances humaines se mêlent et parfois s’emmêlent dans l’inquiétude de cette incertitude et la mettent en tension, en crise. C’est le moment où il faut faire un choix, peut-être même celui de ne pas en faire.
Les épidémies sont des modèles de crise. A l’apogée de ce désarroi, toutes les valeurs peuvent se dérégler comme l’a montré Jean Giono dans Le Hussard sur le toit, quand le choléra et ses peurs créent la défiance et des boucs émissaires, écarte le rationnel, exacerbe les travers humains, l’égoïsme, la lâcheté, la cupidité, la haine. L’épidémie fait surgir des fantasmes. On en appelle volontiers aux dieux ou aux démons. Dans L’Histoire de la guerre du Péloponnèse (§50), Thucydide raconte l’épidémie qui s’abattit en 430 sur Athènes et qui mit en relief les traits les plus caricaturaux de la nature humaine, bons ou mauvais :
« Le caractère de cette maladie passa en effet toute expression (kreisson logou) de façon générale, la dureté avec laquelle elle frappait chacun n’était plus selon la nature humaine (kata ten anthropéian phusin). »
Certains se tournaient vers les dieux tandis que d’autres profitaient de chaque jour comme si c’était le dernier. Il y eut pareillement des saturnales autour des tombes à Milan lors de la l’épidémie de peste de 1630.
La crise du Covid a souligné, de manière plus maitrisée, les débordements auxquels se sont livrés ceux qui voulaient enfermer tout le monde avant de vouloir les vacciner tous de force comme de ceux qui propageaient sans pudeur ni mesure des fake news et se complaisaient dans le complotisme. La crise exige pourtant du jugement au moment même où la situation rend la raison plus fragile[4].
Mais la crise révèle aussi des valeurs. La peste de Camus est la figure de la peste brune, celle des Nazis ou de l’Occupation, qui entraina à la délation, mais aussi à la résistance. Comme la guerre en Ukraine a dévoilé Zelenski que le monde prenait pour un mauvais acteur et qui a fait renaître la nation ukrainienne.
3 commentaires
qui voudra bien excuser mon incurie ?
la scène 2 de l’acte III, c’est dans quelle pièce ?
merci
Christian B.
Un point complémentaire : la première utilisation du terme « crise économique » est généralement attribuée au Marquis d’Argenson, ministre de Louis XV. Depuis, on le sait, l’essentiel du débat économique s’est construit autour de ce pivot. La crise, horizon indépassable du capitalisme!
J’avoue ne pas m’être offert le temps de lire consciencieusement votre article entre les lignes, ce qui expliquerait peut être pourquoi je n’aurais pas trouvé l’évocation de la collaboration pendant l’installation de la crise, comme ce fut le cas (et documenté) avant 39 !?
Pourquoi attendre 50 ans et l’ouverture des archives alors qu’il n’y a qu’à se montrer attentif pour comprendre que la « crise » est le fruit de 50 ans et plus de traîtrise.
Cdt