Méconnu en France, Joseph Czapski (1896-1993), écrivain, essayiste (auteur d’un essai sur Proust qui regroupe ses conférences tenues au… camp soviétique de Grazowietz où il a été prisonnier) est probablement le plus grand peintre polonais du XXe siècle. Cet ouvrage est un témoignage exceptionnel. Celui d’un officier polonais, victime du pacte Molotov-Ribbentrop, et arrêté par les Soviétiques à l’automne 1939, comme des dizaines de milliers d’autres soldats polonais. Son sort bascule lorsque Staline est trahi par Hitler et l’Allemagne envahit l’URSS, en juin 1941. Staline, qui avait déporté un million et demi de Polonais au fond de la Russie, offre une amnistie aux prisonniers de guerre afin qu’ils forment une armée polonaise pour combattre les nazis. Libéré de Grazowietz, Czapski va jouer un rôle essentiel dans la mise sur pied de cette armée. Son récit, écrit comme un reportage mais avec le talent d’un romancier, décrit ses efforts terribles pour essayer de reconstituer les forces polonaises en se déplaçant en URSS, d’une région à l’autre, pour rencontrer les apparatchiks locaux, essayer de savoir s’il y a des camps de prisonniers et si des Polonais y sont retenus… Il réussit à trouver des milliers de soldats polonais éparpillés un peu partout dans les goulags soviétiques. Sauf ceux assassinés à Katyn, plus de 8 000 officiers.
En réalité, le bilan total du massacre de Katyn (appellation générique des meurtres commis sur cinq sites différents) s’élève à près de 22 000 victimes dont plus 6 000 policiers et 7 000 civils polonais. A ces victimes, il faut rajouter tous les autres disparus dans d’atroces conditions, comme les 1 600 condamnés polonais morts de froid dans un train qui traversait la Sibérie en février 1941. Czapski aurait dû faire partie, lui aussi, des officiers fusillés à Katyn mais il sera miraculeusement épargné. Ce qui est toujours resté pour lui un mystère.
L’auteur a donc l’occasion de voir l’état de l’URSS à l’époque, les villages où l’on crie famine (nombreux sont les paysans qui ont le courage de lui dire qu’ils n’ont rien à manger), l’emprise totalitaire du régime de Staline, les camps de travaux forcés où sont envoyés des millions d’êtres humains, parmi lesquels des vieillards, des femmes et des enfants. « La différence de niveau de vie entre un haut fonctionnaire soviétique et un paysan est infiniment plus grande qu’entre un banquier et un ouvrier dans les ‘pays pourris du capitalisme’ », écrit Czapski. Dans ce pays, il n’a vu que « mort, camps et avilissement de l’homme ». Son livre est un document exceptionnel sur cette époque et mériterait, comme l’auteur, d’être mieux connu en France.