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Sartre et l’URSS : Le Joueur et les survivants

Cécile Vaissié

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Professeur à l’université de Rennes, spécialiste réputée en littérature russe et soviétique, Cécile Vaissié publie un essai sur les relations entre Sartre et l’URSS (Presses universitaires de Rennes, 2024). Vaissié est l’auteur d’un ouvrage de référence, Les ingénieurs des âmes en chef : Littérature et politique en URSS, publié en 2008 et consacré à la nomenclature littéraire soviétique. On se souvient que Staline avait lancé la formule, devenue lettre d’Evangile, selon laquelle les écrivains sont des « ingénieurs des âmes humaines ». Dans son nouveau livre aussi, les grands noms de la littérature soviétique (Simonov, Fedine, Fadeev, Polevoi, etc.) sont très présents, car ils jouent un rôle important pour attirer et « convertir » Jean-Paul Sartre. L’écrivain français a effectué pas moins de onze voyages en URSS entre 1954 et 1966, avec une interruption de six ans entre 1956 et 1962, après que les Russes eurent brisé la révolution hongroise à l’automne 1956. Même alors, Sartre ne se dissocia pas complètement de la « patrie du socialisme victorieux ». En fait, souligne Cécile Vaissié, après avoir acquis une renommée internationale, Sartre est devenu un agent d’influence du Kremlin. Il était facile à manipuler car non seulement il avait des convictions de gauche, mais il affichait aussi un anti-américanisme virulent.

Je laisserai de côté les pages consacrées au comportement du couple Sartre-Beauvoir pendant la Seconde Guerre mondiale. Je me contenterai de rappeler qu’aucun acte de résistance ne peut leur être attribué, ni à l’un ni à l’autre, pendant l’Occupation ; ce qui n’a pas empêché Sartre de devenir, grâce aux textes qu’il a publiés à partir de 1945, un « exemple » d’écrivain engagé et antifasciste. Il critique avec véhémence les États-Unis mais s’y rend à plusieurs reprises, d’autant plus qu’il y vit une histoire d’amour. Lorsqu’on lui a demandé de quel côté il se trouverait si une nouvelle guerre éclatait, Sartre a répondu qu’il soutiendrait l’Union soviétique. Il entretient cependant de mauvaises relations avec le Parti communiste français et les publications soviétiques l’attaquent également, irritées par la vogue grandissante de l’existentialisme. Mais les convictions de Sartre sont déjà très affirmées et rien ne semble pouvoir ébranler sa foi dans les nobles idéaux du socialisme. Qu’il exprime jusqu’à l’absurde : dans un de ses articles, il écrit que si, en Amérique, un homme noir est lynché, nous avons affaire à un crime impardonnable ; en revanche, si un million de personnes sont déportées en Union Soviétique, ce doit être interprété comme un accident sur le chemin d’un processus visant à construire une société de liberté et d’égalité. Dans un autre article, il affirme que, quelles que soient les violences commises par le régime soviétique, elles s’expliquent par la volonté de défendre les conquêtes de la Révolution, alors qu’en Amérique ou dans l’Espagne franquiste les abus veulent perpétuer l’exploitation de l’homme par l’homme. Il est incroyable qu’un philosophe qui était alors au faîte de sa gloire ait pu émettre des aberrations aussi grossières. Sartre et Beauvoir sont également totalement opposés au plan Marshall, qu’ils considèrent comme diabolique et concocté par les Américains pour garder les Européens sous contrôle. Et quand, en 1949, a lieu le fameux procès Kravchenko (l’ingénieur russe qui avait fui vers l’Ouest,  révéla la vérité sur les camps soviétiques et fut poursuivi en justice par les publications communistes françaises pour mensonge), Beauvoir écrit à Nelson Algren, son amant américain, que pas un seul mot de ce que dit le Russe n’est vrai et que, de toute façon, Kravchenko est un traître (les mémoires de Simone de Beauvoir sont un bel exemple d’aveuglement et de mystifications conjoncturelles).

En décembre 1952, Sartre participe au Congrès pour la paix qui se tient à Prague (où plusieurs leaders communistes, dont Rudolf Slansky, venaient d’être exécutés) et publie un article dans le journal Le Monde, affirmant que la liberté d’expression y était totale et que vilipender l’attitude des Soviétiques, c’était de la  paranoïa. Le Kremlin ne s’attendait pas à une adhésion aussi enthousiaste ! Les Soviétiques comprennent alors qu’ils peuvent utiliser Sartre pour atteindre leurs objectifs de propagande. L’Union des écrivains de l’URSS, par la voix de ses dirigeants, l’invite à faire un voyage au pays des Soviets. Cette première visite (sans Beauvoir) a lieu entre le 26 mai et le 24 juin 1954. Elle se déroule selon un rituel bien connu : hôtels de luxe, repas copieux, banquets interminables, etc. Si bien qu’un jour, il arrive à Sartre de tomber dans un coma alcoolique, ce qui entraina une hospitalisation d’une dizaine de jours.  A son retour en France, Literaturnaia Gazeta publie immédiatement un entretien avec lui dans lequel il se déclare ravi de ce qu’il a vu lors de son voyage. Un peu plus tard, dans un journal français, le philosophe fait cette déclaration ahurissante : « La liberté de critique est totale en URSS ».

La révolution de 1956 en Hongrie est un choc terrible pour l’écrivain même s’il estime que les Américains et le plan Marshall en sont responsables. Cependant, les relations de Sartre et  Beauvoir avec l’URSS se refroidissent quelque peu durant les cinq années suivantes. Dans les années 60, Sartre s’éloigne progressivement de l’Union soviétique. Il condamne l’invasion de la Tchécoslovaquie (même s’il juge, bien entendu, que les Américains en sont aussi responsables) sans pourtant soutenir la dissidence soviétique. Beauvoir, elle, embrasse frénétiquement une nouvelle cause, celle du féminisme militant. Les dernières années de Sartre sont, comme on le sait, pénibles. Il milite dans le cadre de l’extrême gauche et exalte le maoïsme. Cependant, selon tous les témoignages, il reste philo-soviétique jusqu’à sa mort.

Comment expliquer la « soviétophilie » de Sartre ? Au centre se trouverait, d’abord, son anti-américanisme (un sentiment de tradition ancienne en France, encore très présent). Sartre compare à plusieurs reprises les États-Unis et l’Union soviétique, exprimant ouvertement sa préférence pour cette dernière. Ensuite, nombre d’intellectuels occidentaux sont atteints de cette maladie qui les fait s’enthousiasmer pour le communisme et pour les pays qui semblent concrétiser leurs idéaux, et Sartre n’y échappe pas. Il se rend souvent en URSS mais visite aussi pieusement la Chine et Cuba. Et puis, l’image de la Russie était positive (elle l’est encore aujourd’hui pour beaucoup) en raison de ses traditions culturelles. Enfin, Sartre et Beauvoir furent victimes de la « lutte pour la paix », une campagne de propagande que le Kremlin n’a cessé d’entretenir, parvenant – encore aujourd’hui, dans le cas de l’Ukraine – à donner l’impression qu’il est la victime et non l’agresseur. Quelles que soient les explications, l’histoire de « l’engagement » de Sartre est celle d’un échec lamentable.

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