Nous venons de refermer le livre passionnant – même s’il comporte quelques longueurs – de Monsieur Charles Prats: « Cartel des fraudes 2 » (Ring éditeur), qui fait suite au Cartel 1 en cernant et en « ciselant » sans doute plus d’une centaine de fraudes fiscales et sociales parmi les plus courantes. Notre intention n’est pas de faire une synthèse ou de livrer un bréviaire de ces fraudes qui, sans vraiment les surprendre, enrichiront probablement la culture de nombreux juristes. Non, notre propos n’est pas non plus de révéler les arcanes du droit fiscal et du droit social, ni de cartographier les nombreuses voies de contournement qui s’ouvrent aux fraudeurs: le livre le fait parfaitement et sa lecture est irremplaçable. Mais il y a une seconde, une autre approche de l’ouvrage, une sorte de lecture transversale et sous-jacente, aussi riche qu’inquiétante sur le fonctionnement de notre démocratie, dont on s’aperçoit qu’elle se plait bien davantage à invectiver la fraude, qu’à la combattre effectivement.
C’est ainsi qu’à de nombreuses reprises, on s’aperçoit que le chemin de fraude est parfaitement balisé, qu’on en connaît tous les modes opératoires, qu’on sait même comment « coincer » les fraudeurs, mais qu’il manque la volonté de le faire. Comme si la fraude était un excellent sujet de cours, mais qu’il fallait absolument éviter de le transformer en travaux pratiques. Tout le long du livre, les exemples abondent de Ministres ou de Directeurs qui ne veulent pas porter le fer, de juges qui assurent aux fraudeurs des impunités qui laissent sans voix, de majorités parlementaires qui bloquent toute avancée, avec le paradoxe qu’en dernier recours c’est parfois le droit communautaire qui oblige le droit français à faire sauter quelques verrous qui résistaient depuis longtemps. Il est clair que la souveraineté fiscale ou sociale française est une souveraineté ombrageuse qui, trop souvent, résiste becs et ongles à des techniques de dépistage et de sanctions qui ont pourtant largement fait leurs preuves à l’étranger.
Notamment l’auteur, dont la compétence force le respect, soutient qu’il est souvent plus efficace d’attaquer latéralement la fraude que de la combattre frontalement. Et il explique à cette fin l’intérêt de:
– traquer les revenus des fraudeurs, plutôt que de s’acharner à suivre les méandres infinis de leurs opérations;
– chaque fois que possible, de confier la répression aux douanes, qui ont des pouvoirs et des procédures spécifiques infiniment plus performantes et plus percutantes que celles à la disposition des fonctionnaires des Impôts pour dynamiser des dossiers;
– de privilégier aussi les procédures pénales qui procurent immédiatement au fisc des moyens d’investigation et de pression que le droit ordinaire ne lui fournit pas;
– et d’une manière plus générale, de surprendre le fraudeur par l’immédiateté et la puissance des moyens mis en œuvre, sans lui laisser le temps de faire disparaitre ou de trafiquer les preuves, voire même de fuir à l’étranger.
Mais le livre abonde d’exemples où les moyens nécessaires sont ouvertement refusés ou « mégotés » aux enquêteurs du fisc et où aussi le ministère préfère concocter discrètement à sa manière et avec d’importantes déperditions des transactions qui laissent perplexe le lecteur, qui s’attendait à une défense plus énergique des intérêts de la puissance publique. Il apparaît aussi que l’État souffre d’une certaine pesanteur dans ses contrôles qu’il conçoit volontiers de manière répétitive et conventionnelle, alors que la fraude ne cesse d’innover et de surprendre. Enfin dans le domaine social, il est clair que les services sociaux considèrent comme une offense le fait qu’un tiers puisse se permettre de venir vérifier le travail de leurs agents, ce qui explique sans doute la culture de l’erreur qui vicie à la Caisse Nationale d’Assurance-Vieillesse un dossier de liquidation de pension sur six, sans que personne ne se soit fixé comme objectif de réduire puis d’éradiquer en deux ou trois ans une carence qui sévit depuis de très longues années, la Cour des comptes se bornant chaque année à enregistrer les dégâts.
Pour tout dire, on reste confondu quand on se prend à comparer les estimations même les plus prudentes de la fraude existante aux résultats décourageants, pour ne pas dire dérisoires du produit des redressements ou des amendes infligés, dont trop s’enfoncent dans des contentieux interminables, durant lesquels nombre de fraudeurs savent parfaitement organiser leur insolvabilité en dépit des cautions parfois exigées. Il faut dire que tout juriste de bon sens s’étonne aussi des nombreux « trous », des nombreuses inconséquences de textes-passoires mal conçus, mal débattus et mal votés, dont la simple lecture à la volée permet de détecter les faiblesses et les insuffisances et d’imaginer aisément l’ingénierie souvent assez fruste des fraudes à venir. Enfin il serait vain de taire le poids des accointances et des passe-droits qui fait que le traitement des plus grosses fraudes se fait hors des chemins ordinaires, le traitement pénal demeurant tout à fait exceptionnel puisqu’il peine à s’élever au-delà d’un peu plus d’un millier de dossiers par an, la plupart du temps pour des sommes dont la relative modicité interpelle par rapport aux plus gros dossiers soigneusement distraits de la voie répressive. Nous n’insisterons pas davantage dans le domaine social sur le coût ravageur du maintien de ce que – par un redoutable euphémisme – on appelle la « paix sociale », et qui majore de pourcentages proprement indécents le coût de la plupart de nos prestations sociales, tout en pesant aussi sur la politique générale de contrôle des organismes sociaux.
En fait, au terme de l’ouvrage et au vu de résultats somme toute particulièrement frustrants et peu significatifs, on en vient à se demander si, à l’intérieur de l’État lui-même, on a bien conscience de l’importance des pertes encourues qui se situeraient, en croisant les sources externes, aux alentours d’un plancher annuel de quelque 50 milliards d’euros (30 pour le fiscal, 20 pour le social très mal cerné), le plafond demeurant lui inconnu. Une preuve accablante, s’il en fallait, de la désinvolture ambiante: malgré ses effectifs, la Cour des comptes a officiellement renoncé à évaluer cette fraude. On songe à ces statistiques ethniques qu’on cache comme une chose honteuse: la fraude bénéficie pratiquement des mêmes « égards », sans que personne n’ose se poser la question de pur bon sens de savoir comment on peut lutter efficacement contre un phénomène qu’on se refuse à appréhender ou à évaluer précisément. On a même l’impression que, s’il existe au sein de l’État des services qui œuvrent effectivement à la lutte contre la fraude, il y ailleurs au Gouvernement, dans les Administrations, dans les juridictions et même au Parlement, d’autres autorités, d’autres institutions qui opèrent en sous-main pour tempérer ou briser les appétits et les initiatives des enquêteurs les plus pointus. Au besoin, en verrouillant certains accès ou en bloquant certaines initiatives audacieuses dont l’efficacité reconnue pourrait bien bousculer le train-train d’une politique fiscale privilégiant la surtaxation commode de tous ceux qui ne peuvent pas s’échapper de la nasse. Une politique profondément choquante qui, pour l’instant, préfère que l’État s’acharne ouvertement à matraquer le contribuable honnête (taxes sur l’énergie et les assurances, fiscalité foncière, imposition des successions etc) en poussant l’abus jusqu’à exiger iniquement la taxe sur la taxe? C’est évidemment beaucoup plus confortable que de se donner la peine et les moyens d’aller chercher dans la poche des fraudeurs tout l’argent public qu’ils ont volé à l’ensemble de la Nation et de leur procurer en prime le vivre et le couvert pour plusieurs années. En 373 pages (hors annexes), Charles Prats dit clairement et sans langue de bois tout le mal qu’il pense de ce cynisme et nous partageons entièrement son avis.
Raison de plus d’ailleurs pour conclure de manière positive sur la suggestion de l’auteur de créer un nouveau ministère entièrement voué à la lutte contre la fraude. Car plutôt que de pousser stupidement le curseur de nouvelles taxes et de nouveaux taux, le législateur ferait mieux de réfléchir – c’est épuisant, car l’instinct grégaire est prégnant – à mieux exploiter le potentiel important de tous les textes déjà votés et à combler d’urgence les failles repérées pour engager enfin un véritable combat systématique, intelligent, implacable et coordonné contre la fraude qui gangrène tous les comptes publics. Et on pourrait même ajouter pour faire bonne mesure, que ce ministère ne s’arrêterait pas aux seules fraudes fiscales et sociales, mais s’attaquerait également à toutes les autres dérives apparentées d’ordre civil ou commercial et notamment aux conflits d’intérêts omniprésents dans notre tissu politique, économique et administratif, ainsi qu’aux contrefaçons auxquelles la France paie également un lourd tribut. L’idée est de rassembler et de contraindre à travailler ensemble sous la coupe d’une seule autorité des services partageant les mêmes objectifs, mais auparavant dispersés ici et là , et aussi de rendre plus performantes des procédures trop souvent conçues isolément et dont on est loin d’avoir exploité toutes les ressources. Vaste et ambitieux programme, dont on peut toutefois se demander s’il est aujourd’hui à la portée d’un personnel politique, administratif et juridictionnel qui, au plus haut niveau, préfère trop souvent se désoler et s’indigner, plutôt que de monter courageusement au front.
POST-SCRIPTUM : L’actualité nous oblige à préciser que le livre de Charles Prats n’a pas été du tout du goût de l’Exécutif, qui essaye par tous moyens de contenir l’effet déflagrant et dévastateur de l’ouvrage, en cherchant fiévreusement quelle procédure il va bien pouvoir lancer pour décrédibiliser son auteur. Mais celui-ci a pris la saine précaution de rappeler finement dans son Cartel 2 toutes les misères qu’on lui avait déjà faites lors de la publication de son Cartel 1. En effet, ce n’est certes pas la première fois qu’un fiscaliste ou qu’un magistrat s’en prend au phénomène développé de la fraude en France, mais c’est la première fois qu’avec tant d’expérience et d’autorité, un spécialiste reconnu affirme et. démontre que, malgré toutes ses gesticulations, l’État ne mobilise pas, loin s’en faut, toute son énergie à la lutte contre la fraude. Et en plus, l’auteur ose pousser son souci de précision jusqu’à pointer dans les textes, dans les contrôles comme dans les poursuites, nombre de trous dans la raquette, qui ne peuvent tous être le fruit du hasard ou de l’inadvertance. Pire encore, le magistrat convoque le bon sens en affirmant que l’État ferait bien mieux de s’attaquer et de faire rendre gorge par priorité aux fraudeurs, plutôt que de surtaxer continuellement le citoyen qui ne triche pas. Une critique hautement pertinente et qui gêne manifestement le pouvoir en place. Celui-ci en effet n’a pas tout à fait tort de craindre l’effet désastreux que pourraient avoir ces révélations lors des prochaines campagnes électorales, où avec la crise de l’énergie, il ne pourra pas éluder la contestation du poids excessif des prélèvements de tous ordres qui accablent le citoyen. Mais cela fait déjà longtemps que nos lecteurs savent bien que, dans cette République exemplaire où le silence est souvent facteur de longévité, toute vérité n’est pas bonne à dire, ni à … écrire.
2 commentaires
La lutte contre la fraude est loin de mobiliser tout le monde !
Pouvu que mr Prat vive longtemps et ne finisse pas suicidé. On a eu des exemples.
La lutte contre la fraude est loin de mobiliser tout le monde !
Eh oui, tout est dit. Affligeant, La bonne vielle méthode étatique, haro sur celui qui montre la lune.
J’espère que le futur candidat saura à minima évoquer le sujet.
Habituel silence des médias…on se demande plus pourquoi.
Comme le dit PRAS, si rien n’est fait , c’est que c’est volontaire.
Un début d’explication ou une confirmation avec l’excellent papier d’Antonin Campana sur le site https://brunobertez.com/2020/07/31/document-le-temps-de-la-guerre-civile-la-mondialisation-accelere-le-temps/