Moins de 72 heures ! Il aura fallu moins de 72 heures et quelques dizaines de lignes au journaliste de L’Express qui « couvre » l’Assemblée pour vérifier tous les documents, chiffres, statistiques et comparaisons internationales des 36 pages de l’Etude de l’IREF consacrée aux fonctionnaires qui y travaillent. Le Point en parle le 5 juin sur son site, le journaliste de l’Express réagit le 8 juin en contestant nos chiffres.
Normalement, cela vaudrait un prix Pulitzer à titre exceptionnel pour un Français ! Nous, pauvres tâcherons, avons mis plusieurs mois à essayer de rassembler les informations qui ont permis de réaliser notre Etude. Alors, de notre point de vue, ce sera plutôt le prix des Pieds nickelés. Car le journaliste Jean-Baptiste Daoulas « couvre » le sujet sans comprendre, ou sans vouloir comprendre ; ou alors, on lui a soufflé ce qu’il faut comprendre. Ce qui serait beaucoup plus grave.
Quelques précisions s’imposent d’emblée. Si la « couleur » de notre think tank ne plaît pas au journaliste de L’Express, c’est tout à fait son droit. Dommage, d’un point de vue déontologique, que ses opinions l’empêchent de se montrer impartial. Toutefois, l’IREF ne publie pas des articles et des Etudes en fonction de sa « couleur », comme un parti politique, mais en fonction d’analyses argumentées. Et la direction de l’IREF n’a jamais « pris ses distances » avec l’auteur de l’Etude. La preuve.
Avant d’affirmer que notre Etude était « bidon », M. Daoulas aurait pu déjà prendre le temps de se renseigner sur un rapport de la Cour des comptes de 2008 qui dénonce les scandaleux privilèges (salaires, primes, etc.) des salariés de l’Assemblée. En tant que journaliste, il aurait pu demander à ce que ce rapport soit « déterré » et rendu public. Le journaliste aurait pu aussi savoir qu’un de ses confrères – Bruno Botella – a publié en 2013 (réédition en poche en 2014) un livre d’investigation (Petits secrets et Grands privilèges de l’Assemblée) révélant, entre autres, l’opacité à l’Assemblée ainsi que les scandaleux salaires et primes des mêmes fonctionnaires.
Fin mai 2018, le président de l’Assemblée, François de Rugy, juste avant la sortie de notre Etude, a d’ailleurs déclaré vouloir « réformer la fonction publique parlementaire » car « il est possible que celui qui tient la buvette gagne plus qu’un député et parce que depuis longtemps il y a des choses qui se sont accumulées dans le statut des fonctionnaires de l’Assemblée, (notamment) la façon dont les rémunérations sont définies ».
Le Parisien du 8 juin confirme, sur deux pages entières, nos révélations sur les salaires de l’Assemblée (pour certains, on est même un peu « en dessous de la réalité »…). Europe 1 est également d’accord avec l’IREF sur les salaires des fonctionnaires de base : plus de 6 000 euros par mois avec les « forfaits » (primes). La station publie sur son site une grille salariale qui correspond à ce que nous avons écrit et non aux chiffres mentionnés sur le site de l’Express qui sont bien plus bas. De même, le magazine Capital (qui a déjà enquêté sur le sujet dans le passé) fait état, sur son site, des incroyables salaires et avantages des fonctionnaires parlementaires. Enfin, le très récent rapport interne révélé par Le Point confirme, entre autres, le montant des traitements donné par notre Institut (on est même un peu en dessous de la réalité pour certains salaires…). En fait, le journaliste de l’Express semble bien être le seul à trouver que notre Etude est « bidon »…
Ce qui est curieux, c’est que le « scandale des privilèges de certains fonctionnaires ou agents publics » n’est pas vraiment une surprise en France. On en a parlé, il y a quelques années, à propos des fonctionnaires du Sénat (ah, les fameux privilèges des jardiniers…) Donc, tout cela n’aurait pas dû étonner un journaliste qui fait son travail.
Voici néanmoins quelques éléments de réponse encore plus précis aux accusations de M. Daoulas, même si les sources se trouvent déjà dans notre Etude :
Contrairement à ce qu’il soutient dans son article, les rémunérations mensuelles commencent bien à 6 000 euros/net, forfaits (primes) compris (voir en annexe la grille salariale sans les primes). Les charges des agents et salariés (voie aussi les annexes) sont répertoriées dans d’autres unités comptables qui ne dépendent pas de celle des statutaires (voir l’image ci-dessous). Les charges sociales ont un titre comptable différent et sont définies comme représentant les charges patronales (cf. les comptes de l’Assemblée nationale). Elles sont déjà déduites des charges de rémunération des statutaires. La retenue des 20 % environ de charges est donc parfaitement exacte dans les calculs et a bien été réalisée. Il est par conséquent complètement faux de dire que c’est un oubli. Les prestations familiales représentent 1,4 million d’euros sur les 115 millions de 2015, soit 1,21 % du total. Les primes représentent, en 2015, 53 % du total des 115 millions et le traitement de base 44 % seulement. Il n’est donc pas pertinent de les retenir pour cette étude.
Sur le calcul des 40 millions d’euros, le journaliste de L’Express n’a rien compris. Comment expliquer l’écart moyen entre la rémunération du tableau du questeur Bachelier (6199 euros brut/mois selon nos estimations hautes) et la moyenne du total indiqué dans les comptes de l’Assemblée (de 8300 € à 8900 euros brut/mois selon les années) ? Cet écart d’environ 2000 euros, Jean-Baptiste Daoulas se montre incapable de le justifier.
Concernant l’association l’AGRAN, la source des 19 salariés en CDI cités par l’étude provient d’un syndicat de l’Assemblée nationale. Nous avons demandé à des fonctionnaires et des assistants parlementaires de nous fournir des informations sur ce sujet. Nous avons contacté par formulaire et par téléphone la préfecture de police de Paris pour obtenir les statuts de l’association. Nous avons précisé dans l’étude que ces subventions « débudgétisées » s’appliquaient aux 19 salariés. Le plus simple aurait été que les comptes détaillés de l’association soient disponibles ! Pourquoi l’Assemblée ne les rend-elle pas publics ? La note interne dont parle L’Express ne doit pas présenter vraiment les comptes détaillés…
En tant que journaliste qui « couvre » l’Assemblée depuis quelques années, M. Daoulas aurait pu enquêter bien avant l’IREF sur ce monde à part. N’est-il pas étonné par l’opacité qui règne autour des fonctionnaires de l’Assemblée ? Ne trouve-t-il pas suspect le fait que le rapport de la Cour des comptes n’ait jamais été rendu public ? Cela ne le choque-t-il pas, que ces fonctionnaires de l’Assemblée puissent gagner plus que les élus du peuple ? Qu’il existe de considérables écarts entre le salaire d’embauche à l’Assemblée et les salaires dans le privé ? Que les salaires mirobolants des fonctionnaires parlementaires soient beaucoup plus élevés que ceux d’autres fonctionnaires comme les instituteurs, les enseignants ou les infirmières ? Que les fonctionnaires des mêmes institutions de l’étranger gagnent beaucoup moins ?
Frappé subitement par la grâce de l’investigation, ne subodore-t-il pas quelque chose d’ « anormal » concernant les forfaits (primes) et le régime de retraite dont bénéficient les fonctionnaires parlementaires ? Encore un effort, camarade ! On le rassure : l’IREF continue l’enquête.
M. Daoulas nous apporte au moins une précision valable : « couvrir » ne veut pas forcément dire voir et comprendre. Rappelons ce qu’écrivait Jean-François Revel (qui a été directeur de L’Express) dans ses Mémoires : « Je me suis fréquemment demandé pourquoi tant de jeunes gens désiraient avec tant de frénésie devenir journalistes si c’était, quand ils y étaient parvenus, pour faire aussi mal leur métier. Le talent, certes, n’est pas à la portée de tous, mais le travail oui ».
S’il n’y a ni le talent, ni le travail, il reste la (bonne) volonté. La seule solution à tout cela, c’est la transparence. Si Jean-Baptiste Daoulas attache quelque valeur à l’exactitude et l’intégrité de l’information, nous l’invitons à se joindre à la requête de l’IREF : notre Institut demande au président de l’Assemblée nationale de publier la déclaration annuelle des salaires dite DADS (Déclaration annuelle de données sociales) de l’Assemblée nationale et/ou tout autre document qui présente la masse des traitements, primes ou forfaits, avantages et autres compléments de rémunération des fonctionnaires parlementaires ainsi que les statuts et les comptes détaillés de l’association AGRAN.
C‘est d’ailleurs la meilleure façon de pouvoir réformer la fonction publique parlementaire.
Nicolas Lecaussin (avec Paul Jossé)