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L’instrumentalisation de la souffrance

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Lorsque le Kremlin a décidé d’envahir et d’anéantir l’Ukraine, Poutine a soutenu que les dirigeants de Kiev étaient des néo-nazis et qu’ils avaient l’intention d’attaquer la Russie. Poutine et ses acolytes ont donc adopté la posture de la victime se défendant contre un ennemi extérieur. C’est l’un des nombreux exemples que donne Pascal Bruckner dans son nouveau livre intitulé Je souffre donc je suis (Grasset, 2024). La victimisation, dit-il à un moment donné, prépare et justifie une attitude belliqueuse : plus vous vous lamentez et pleurez sur vous-même, plus vous trouverez juste de punir ceux que vous considérez comme vos ennemis.

Le monde d’aujourd’hui est plein de martyrs, de malheureux et de persécutés. Les minorités en premier lieu, les minorités sexuelles et ethniques, puis celles qui demandent réparations et compensations parce qu’elles se prétendent descendantes d’esclaves ou de populations colonisées. Aux XIXe et XXe siècles il y eut le culte du héros, notre siècle a celui de la victime. Même l’école est devenue, disent-ils (les « victimes »), un espace de violence intolérable. On nous dit qu’il ne faut pas traumatiser les enfants avec les notes, avec les devoirs, mais plutôt promouvoir le « modèle finlandais » : l’école doit être un terrain de jeu.

Nous nous sommes installés, dit Bruckner, dans une culture de la facilité, incompatible avec la discipline que demandent l’apprentissage et la recherche. Aux antipodes de ce que l’on appelait la « tenue ». La souffrance se vend très bien : d’innombrables auteurs se plaisent à  raconter leur vie en insistant sur les coups du sort, les abus sexuels, l’enfance vécue dans l’extrême pauvreté. Les médias valorisent le sensationnel sordide : crimes, viols, agressions, attentats, règlements de comptes, etc. Le politiquement correct puis l’idéologie woke ont imposé le concept de micro-agression, terme qui qualifie toute remarque apparemment anodine sur le nom ou l’identité d’une personne. Rama Yade, anciennne secrétaire d’État sous la présidence Sarkozy, s’est ainsi avisée que passer devant la statue de Colbert, l’auteur du Code noir qui visait à légiférer sur les relations entre maîtres et esclaves, constituait une micro-agression (la solution ? démolir la statue).

De nombreux experts en « offensologie » ont émergé. Ils censurent les oeuvres littéraires classiques et les films, traquent les idées sexistes ou racistes. Dans les années 1990, « Dieters United », des associations de protection des obèses, ont organisé des manifestations à San Francisco contre la diffusion d’un film de Disney comportant une séquence célèbre, la danse d’hippopotames en tutus. Depuis quelques d’années, l’habit ne fait plus le moine et il est parfois difficile de distinguer un homme d’une femme ou même d’une « personne », tentative qui d’ailleurs risquerait de passer pour une offense. La tendance est à gommer les différences entre les sexes et à instaurer ce que certains ont appelé la « parité urinaire ». N’importe quel groupe, n’importe quelle communauté, n’importe quelle minorité peut aujourd’hui s’insurger contre n’importe quelle remarque ou image diffusée sans son consentement, et se poser en victime. Ce qui appelle évidemment des réparations morales… et, dans la plupart des cas, surtout matérielles.

L’accusation de nazisme est devenue courante. Les antifascistes, convaincus d’être du bon côté de la barricade, refusent aux autres tout droit de parole. Les postures de victime surgissent dans les situations les plus inattendues. La lauréate du prix Nobel, Annie Ernaux, affirme écrire pour « venger sa race et son sexe » et corriger « l’injustice sociale de sa naissance » (elle est issue d’une famille ouvrière). Elle se considère comme une « transfuge de classe », une « immigrante de l’intérieur » qui a refusé le bien-être de la classe dirigeante (nous reconnaissons ici les concepts de Bourdieu). Ce discours n’a pas changé même après qu’elle eut reçu le Nobel, tirages impressionnants et énormes droits d’auteur à la clé… Car il n’y a rien de plus gratifiant que de poser en opprimé, en dissident.

Il y a aussi les opprimés professionnels, dont le statut se transmet de génération en génération. Si vous êtes noir, même si vous jouissez d’une bonne situation matérielle, vous êtes, vous resterez et toute votre lignée avec vous, un dominé (et bien sûr, si vous êtes blanc, vous êtes et resterez un dominateur). La souffrance, commente Bruckner, est une rente dont bénéficient également vos descendants. La victimisation est transmise par héritage, comme un titre de noblesse. La discrimination positive à l’égard des minorités montre que les souffrances passées valent plus que les réussites du présent.

Une compétition féroce peut naître entre les différentes catégories de victimes. Selon les militants de Black Lives Matter, entre 1619 et 1861, plus de 35 millions de Noirs ont été tués par les marchands d’esclaves. Le leader afro-américain (et néo-nazi) Luis Farrakhan a dit que l’Holocauste noir était cent fois pire que l’Holocauste juif. Les Russes ont grossi à plusieurs reprises le nombre des victimes de la Seconde Guerre mondiale au fil des années ; si les historiens les estiment à 27 millions en Russie soviétique, la propagande du Kremlin parle de 42 millions. Cela, pour induire l’idée d’une supériorité politique et morale de la Russie sur les Occidentaux (d’où la glorification de la « Grande Guerre patriotique », passant sous silence le rôle de l’Amérique et de la Grande-Bretagne dans la défaite du nazisme). Il en découle deux choses : la minimisation (et la relativisation) de la Shoah d’une part, la dissimulation d’autres génocides de l’époque moderne (celui des Arméniens par les Turcs, celui du Rwanda), d’autre part.

La guerre d’Israël à Gaza a provoqué, elle aussi, un renversement des valeurs : les Israéliens sont comparés aux nazis, les atrocités commises le 7 octobre par le Hamas jetées aux oubliettes. La référence aux victimes du nazisme marginalise les victimes du communisme, comme si le caractère unique de l’Holocauste excluait des mémoires les autres crimes de masse. Certaines victimes devraient-elles être plus victimes que d’autres ? C’est absurde, répond Pascal Bruckner, la mémoire doit s’appuyer sur des faits historiques et non établir des hiérarchies aberrantes.

L’essai passionnant de Pascal Bruckner évoque bien d’autres situations où vacille ce statut de victime, en des retournements parfois surprenants.  D’ailleurs, le sous-titre du livre est « Portrait de la victime en héros ». Des héros qui s’attribuent des certificats d’héroïsme.

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Photini 1 juin 2024 - 6:52 am

J’adore Pascal. Son livre « Le Sanglot de l’Homme Blanc » écrit dans les années 70 était prophétique. Il est toujours d’actualité.

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