Dans « Civilisation et libre arbitre », Jean-Philippe Delsol analyse comment le principe cardinal de liberté individuelle a façonné la société occidentale. Souvent remis en cause, il permet pourtant à l’homme de poursuivre les fins inhérentes à sa condition.
FIGAROVOX. – Votre livre s’intitule «Civilisation et libre arbitre». Le libre arbitre est-il selon vous le principe cardinal de la civilisation occidentale ? Où trouve-t-il ses fondements intellectuels ?
Jean-Philippe DELSOL. – Je crois en effet que le libre arbitre est l’un des concepts principaux qui ont permis à l’Occident d’être une civilisation différente, nouvelle et productive. On constate que le libre arbitre n’existait guère antérieurement.
Dans les civilisations antiques, le destin présidait à l’organisation, à la pensée et à l’avenir des hommes. Les hommes étaient livrés à des dieux dont ils étaient les marionnettes. La soumission était un principe accepté qui fait que les régimes politiques anciens n’étaient que rarement des démocraties. Sauf évidemment à Athènes qui, même si elle n’a connu la démocratie que par épisodes, a accepté la richesse du débat. Ainsi le libre arbitre est apparu notamment chez Aristote qui affirme que «l’homme est principe de ses actions».
Aristote voit l’homme comme différent des autres êtres créés parce qu’il possède un libre arbitre. La civilisation occidentale va hériter tout à la fois de cette pensée grecque que l’on retrouve chez quelques stoïciens, puis chez Cicéron et chez Épictète dans la Rome antique, et de Jérusalem. L’Occident naît de la fusion entre Jérusalem, Athènes et Rome. Car, Jérusalem est probablement la première civilisation attachée au libre arbitre. Le Dieu juif est un dieu libre qui crée des êtres à son image, donc libres. Ce libre arbitre se retrouve dès la Genèse où Dieu dit à Adam: «je te donne un paradis mais si tu touches à ces deux arbres, tu mourras». Ben Sira, un prophète des derniers siècles précédant la venue du Christ, dit la même chose: «si tu le veux, tu garderas les commandements». Il y a cette idée que le libre arbitre est donné et révélé aux hommes par Dieu.
Je crois qu’il y a là au fond la première naissance de l’Occident. Très influencé par le christianisme, il vivra profondément de ce libre arbitre et en fera une sorte de pierre angulaire de sa civilisation.
En quoi repose-t-il sur une conception de la liberté naturellement présente chez l’homme ?
Le libre arbitre est la capacité de l’homme à choisir ce qu’il veut penser, dire ou faire, à retenir une option quand il aurait pu se décider pour une autre. Mais il n’est pas la liberté, il en est le prélude, la matrice, la condition. Il est l’acteur de la volonté tandis que la liberté constitue ce que son environnement physique, juridique… permet à l’expression de la volonté. Le libre arbitre est la liberté intérieure, celle qui veut s’exprimer au fond de nous-mêmes, qui permet de se déterminer, d’examiner, de décider et finalement d’agir sous réserve que les libertés civiles le permettent. Pour prétendre à la liberté, il faut que l’homme ait son libre arbitre.
Si tous nos actes dépendent de dieux ou des astres ou d’un quelconque destin, nos actions n’ont pas d’importance parce que tout est prévu d’avance et il n’y a rien à faire qui puisse renverser l’ordre des choses. C’est ce que disaient les premiers mythes grecs qui racontaient le destin d’Acrisios ou d’Å’dipe. Mais Antigone, la fille d’Å’dipe, précisément, est venue bouleverser cette croyance en réclamant que chaque homme soit reconnu comme une individualité ayant des droits personnels
Le libre arbitre va apparaître comme quelque chose qui est ancré dans la nature même de l’Homme. Une certaine liberté existait avant que l’on reconnaisse le libre arbitre, mais cette liberté venait du gouvernement et des dieux. Elle venait d’en haut, n’était pas propre à l’homme mais concédée. La nouveauté dans les germes du libre arbitre et dans sa conception qui naît à Jérusalem, à Athènes et à Rome, est que le libre arbitre permet la singularité de l’homme. Désormais, l’homme apparaît comme plus qu’un animal social ou politique. Il est singulier et capable d’agir par lui-même.
De mon point de vue, le libre arbitre a toujours existé car il existe au fond de la nature humaine mais l’Homme ne le reconnaissait pas. Le fait de le reconnaître va permettre à l’Homme de comprendre qu’il a des facultés en lui-même et par lui-même dont il n’avait pas conscience. Un rabbin du siècle dernier, Noah Weinberg, disait «le plus important n’est pas que l’homme ait son libre arbitre, mais que Dieu nous ait dit que nous avons le libre arbitre. Ceci est plus grand que de nous en avoir fait le don».
C’est par la conscience de ce libre arbitre que nous avons pu agir par nous-même. C’est véritablement un des principes actifs de la civilisation occidentale.
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Superbe démonstration.