Cher Monsieur,
Vous concluez votre note du 31 décembre dernier - que la rédaction de l'IREF m'a transmise - en mettant directement et sévèrement en cause sa dernière lettre d'information :
"Il est donc parfaitement inexact de prétendre que les retraités du public bénéficient, de façon générale, d'avantages par rapport aux retraités du privé. Ce que vous ne pouvez ignorer. Quel but est donc poursuivi ? Certainement pas celui d'une information experte, indépendante et authentique".
C'est assurément votre droit d'interpeller ainsi l'IREF, tout comme c'est le droit de l'IREF de vous répondre en démontrant point par point la pertinence de son information quant aux retraites de la fonction publique civile de l'État, à laquelle vous vous référez prioritairement.
I – QUANT AUX BASES DE LIQUIDATION
01 – D'abord contrairement à ce que vous affirmez dans vos développements, ce ne sont pas les dix meilleures années, mais les vingt-cinq meilleures années de salaires qui servent de référence au calcul de la pension de base dans le secteur privé. Et pour les retraites complémentaires, c'est bien pire encore puisque par le système des points, c'est l'ensemble de la carrière qui est retenue. L'écart est de taille en faveur du régime de la fonction publique, car toutes les années qui échappent à votre démonstration sont inévitablement moins bonnes que les précédentes et votre raisonnement comparatif est inévitablement altéré d'autant. Mais savez-vous que l'origine cette discrimination a tenu à peu de choses : à la candidature de Monsieur Balladur à l'élection présidentielle qui, par pure démagogie électoraliste, a volontairement renoncé à étendre au secteur public dont il était issu les mesures qu'il n'avait pas hésité à prendre contre le secteur privé ?
02 – Par ailleurs, le régime intégré en vigueur dans le secteur public (qui couvre à la fois la retraite de base SS avec les retraites complémentaires coexistant dans le secteur privé) retient plus favorablement le traitement indiciaire moyen des seuls six derniers mois de carrière (et donc pratiquement toujours les plus élevés et sans commune mesure avec une moyenne tirée de 25 ans ou plus de carrière) avec, en plus, la pratique bien connue du coup du chapeau qui consiste précisément dans certains cas à augmenter la rémunération ou la promotion du fonctionnaire juste avant les six derniers mois qui précèdent son départ à la retraite.
03- Au niveau des taux de liquidation et en réservant la question des primes qui sera traitée par la suite, pour la retraite de base du secteur privé, la liquidation à taux plein s'effectue à 50% du salaire moyen retenu dans la limite du plafond SS, contre 75% du dernier traitement indiciaire complet pour le secteur public. Dans le privé, l'écart à combler incombe aux retraites complémentaires qui n'y parviennent d'ailleurs pas totalement.
04 – Bien qu'un mouvement d'alignement soit engagé depuis dix ans, en 2019 le taux des cotisations salariales des fonctionnaires demeure toujours (et sans aucune raison valable) inférieur à celui des salariés du secteur privé : le fonctionnaire supporte présentement une retenue de 10,83% là où le salarié privé acquitte un prélèvement de 11,31% (Rapport sur les pensions de retraites de la fonction publique en annexe au projet de loi de finances pour 2019 – page 29) et par le passé, cet avantage indu et non négligeable était encore bien plus important (2,70% en 2010 !).
05 – En ce qui concerne les primes, leur montant moyen représente dans la fonction publique un peu plus de 20% (21,8% en 2013 selon le COR – Rapport annuel 2018 p. 31) des traitements indiciaires auxquels elles s'adossent et c'est sans doute la raison pour laquelle le régime additionnel de la fonction publique et assis sur la capitalisation a limité en 2004 à 20% du traitement indiciaire sa couverture complémentaire. Donc, jusqu'à ce plafond, c'est à dire 120% du traitement indiciaire, la fonction publique ne peut se plaindre d'un écart de couverture vis-à-vis du régime du secteur privé.
Quant à la partie des primes excédant ce plafond de 20% (vous parlez en effet de primes tout à fait considérables de 50 et 60% et davantage et la DREES en mai 2017- p.16 in "Différences de retraite entre secteur public et secteur privé" a relevé de son côté des taux proprement hallucinants allant jusqu'à 140% !), elle interpelle le contribuable qui s'étonne de voir rejeter dans les limbes la grille des rémunérations de la fonction publique, censée pourtant traduire fidèlement la hiérarchie des rémunérations en fonction des compétences et des sujétions des uns et des autres. Quoi qu'il en soit, le fait que ces surplus que vous citez de 30, 40 et plus de points de pourcentage par rapport au plafond RAFP ne soient pas couverts par un régime de retraite permet à l'État d'octroyer généreusement à ses fonctionnaires les plus favorisés (car certains n'en touchent pas) des sur-primes dont le montant se trouve inévitablement incorporer des cotisations dont employeur comme salarié font l'économie. Par rapport aux références privées, c'est donc à plus de 25% ( et si on substitue les références publiques, c'est à plus de 85% !) de cotisations vieillesse que ces sur-primes échappent, au seul bénéfice du fonctionnaire, lequel par suite se trouve vraiment mal venu à se plaindre ne de pouvoir toucher à la fois le beurre et l'argent du beurre. D'ailleurs, si ce fonctionnaire préfère privilégier ses droits futurs, rien ne l'empêche de cotiser librement à la Préfon ou à tout autre dispositif de retraite supplémentaire sur la sur-prime non couverte par le RAFP, de manière à se procurer lors de sa retraite le complément qu'il souhaite.
06 – Pour ce qui est la durée de la carrière, si désormais les durées exigées dans les deux secteurs sont alignées pour la plupart des emplois, il reste encore dans la fonction publique le privilège des services actifs qui permet à certains métiers (qui totalisent 10% quand même des effectifs de la fonction publique d'État civile) d'abréger leur carrière jusqu'à cinq ans, quand dans le secteur privé les métiers les plus pénibles ne peuvent prétendre qu'à une réduction maximale de deux ans. Par ailleurs, la fonction publique échappe à toute décote triennale sur la retraite complémentaire sanctionnant désormais les salariés du privé, qui refusent de différer d'un an leur départ en retraite, alors qu'ils bénéficient déjà de droits pleins.
07 – S'agissant des enfants, si leur mère ne bénéficie dans le public que de deux trimestres de bonification par enfant, contre huit dans le privé, le régime de la fonction publique garantit non seulement une bonification de l'intégralité de la pension de 10% à partir de trois enfants, mais l'augmente au-delà de 5 points supplémentaires par enfant. Pour le privé, cette bonification ne concerne réglementairement que la pension du régime de base et son extension contractuelle aux régimes complémentaires intervenue seulement depuis 2012 est plafonnée à 10% et à € 2 000 par an. À partir de 4 enfants, les familles nombreuses du public sont donc et dès l'origine nettement mieux traitées que celles du privé.
08 – Les pensions de réversion ne sont soumises à aucun plafond de ressources dans le secteur public, alors que cette limite est systématiquement opposée dans le secteur privé à tous les veufs ou veuves pour ceux de leurs droits dérivés qui proviennent d'une pension du régime de base et cet avantage substantiel est systématiquement négligé dans trop d'études comparatives publiques.
II – QUANT AU NIVEAU DES PENSIONS
09 – Même en recourant à des calculs extrêmement complexes et tous inspirés par la volonté de réduire substantiellement l'écart abyssal qui sépare les cotisations employeur de l'État (74%) et celles d'un employeur privé (environ 15 à 17%), le COR est bien obligé d'admettre dans son rapport annuel 2018 (p. 52) et même en se référant au coût total du poste (salaire super-brut), qu'en définitive le total dûment lissé et retraité des cotisations pour un fonctionnaire civil d'État est nettement supérieur (26,2%) à celui identiquement "ajusté" s'appliquant à un emploi privé (21,9%). L'écart résultant approche les 20% (19,63% exactement pour : 26,2/21,9) et cette sur-cotisation purgée de tous les biais démographiques et autres se répercute inévitablement sur le niveau des pensions supérieur dans le public.
10 – Quant au montant des pensions, on opérera en deux temps en comparant d'abord les salaires des deux secteurs, puis leurs pensions. Pour les salaires, la page 106 du "Rapport sur l'état de la fonction publique et les rémunérations" annexé au projet de loi de finances pour 2019 mentionne pour la période 2015/6 et toutes carrières confondues un brut mensuel de € 2 505 pour la fonction publique civile de l 'État et de € 2 250 pour le secteur des entreprises, soit un écart de 11,33% par rapport au montant le plus faible ( = 2 505/2 250 -1). La même méthode transposée aux pensions (source : "Les retraites et les retraités" DREES édition 2017 - page 54) retient en 2015 un montant mensuel de pension brute de droit direct de € 2024 pour un fonctionnaire civil d'État et de € 1 616 pour un salarié du régime général, soit un écart de 25,25% (=2 024/1 616 – 1). Le différentiel entre les deux écarts de salaires et de pensions suffit à établir l'avantage des pensions publiques puisqu'elles poussent à 25% en retraite un avantage originel de salaire de 11%. Et si l'on retient les chiffres du rapport annuel 2018 du COR incluant dans le brut les majorations pour enfants (page 94 : respectivement 2 620 et 1 800 pour une pension sur une carrière complète), l'avantage public s'accroit encore !
Par ailleurs, si l'on se réfère aux emplois supérieurs, la pension d'un cadre privé de 63 ans (COR ibidem p. 106) affiche par rapport à ses dernières rémunérations un taux de remplacement de 55,3%, contre 71,5% pour un cadre A de la fonction publique percevant 15% de primes, ce taux glissant il est vrai à 49,1% pour un autre cadre A disposant de 39% de primes, mais ce dernier a capitalisé au moins sur une partie de sa carrière et sur près de 14% de son traitement (= 139-120/139) la contre-valeur de l'exonération intégrale de cotisations tant patronales que salariales dont il a bénéficié.
Donc de quelque côté que l'on considère les chiffres, la soi-disant parité des pensions publiques et privées colportée uniquement par des sources publiques vivement intéressées ne résiste pas à l'examen et les pensions publiques sont bien en moyenne, comme le prétendent pratiquement tous les sites et tous les spécialistes indépendants, nettement supérieures aux pensions privées.
11 – Pour ce qui est de la qualification supérieure des fonctionnaires de l'État, elle se trouve déjà sur le terrain contrebalancée par la moindre émulation qu'entraînent la garantie de l'emploi et une gestion archaïque des ressources humaines. En outre, elle s'amenuise régulièrement en fonction de l'accès du plus grand nombre aux études supérieures. Par ailleurs, dans les comparaisons les plus courantes qu'offrent à la fois le secteur de l'enseignement et celui de l'hôpital – toutes fonctions universitaires et de recherche mises à part- le moins que l'on puisse dire c'est que la supériorité qualitative du secteur public est loin d'être établie, bien que son coût surpasse de beaucoup celui de ses concurrents privés. Enfin quand on considère la marche du pays depuis des décennies, notamment l'état catastrophique de ses finances publiques et l'anémie de son économie corsetée par des réglementations dont certaines frisent l'absurde, on a des raisons légitimes de douter que sa gouvernance et sa gestion erratiques par la haute fonction publique de l'État l'emportent sur celles d'entreprises privées convenablement menées avec des personnels qui seraient pourtant sensiblement moins qualifiés ! Probablement d'ailleurs que rapportée à la très large irresponsabilité dont jouit l'État dans de multiples domaines(cf. notamment le désastre d'Outreau, la longue agonie du logiciel Louvois ou encore le scandale de l'éco-taxe !), la quadruple responsabilité des entreprises envers leurs actionnaires, envers leurs personnels, envers leurs clients et envers les diverses administrations explique qu'on ne retrouve ordinairement pas dans les gestions privées la plupart des dérives et carences qui affectent aujourd'hui la conduite de l'État et mènent au dépérissement régulier de nombre de ses services.
III – GOUVERNANCE D'ENSEMBLE ET SPÉCIFICITÉS DES RÉGIMES
12 – Vous rappelez fort justement que l'État n'a pas créé de caisse de retraite pour ses fonctionnaires, mais la vérité oblige à rappeler qu'il s'est constamment opposé aux recommandations réitérées de la Cour des comptes, qui se plaint de l'opacité du compte d'affectation spéciale actuellement utilisé et qui voudrait tout à fait logiquement la création d'une caisse parfaitement autonome. Il est d'ailleurs curieux que l'État se refuse obstinément à s'appliquer à lui-même cette solution de la caisse autonome qu'il a imposée à tous les autres régimes sans exception. Mais ceux qui ont eu la curiosité de consulter le CAS concerné savent que le Trésor préfère conserver une certaine opacité à des mouvements, qui suscitent de plus en plus de curiosité critique de la part d'un nombre croissant d'associations de contribuables et de retraités ou encore de cercles de réflexions. En tout cas, c'est bien à l'abri de ce compte que l'État opère l'ajustement quasi-automatique de ses cotisations patronales (74,28% quand même pour la seule partie civile !), afin d'afficher un équilibre d'ensemble purement artificiel pour les retraites de sa fonction publique.
13 – Car sur le plan du financement des régimes de retraite, il existe entre le deux régimes privé et public une différence majeure et irréductible : les retraites du secteur privé équilibrées par obligation ne doivent rien ou presque aux impôts des fonctionnaires, alors qu'au-delà des financements d'usage en matière d'assurance-vieillesse, les retraites du secteur public financées à robinet ouvert essentiellement par sur-cotisation (fonction publique) ou par subvention (autres régimes spéciaux) reposent très largement sur les impôts du secteur privé.
14 – Malgré l'omerta de ceux tous qui ceux en profitent et de ceux dont d'opportuns abattement fiscaux favorisent la discrétion, il est absolument anormal que le régime des retraites en France soit entièrement sous la coupe du secteur public, qui ne représente au plus qu'un faible quart de la population active comme de l'ensemble des retraités. Rappelons que le COR est pour plus de la moitié de ses membres constitué de représentants du secteur public, que le Comité de Suivi des Retraites ne réunit que des fonctionnaires, que le Gouvernement qui prépare les textes est très majoritairement composé de hauts fonctionnaires et que la fonction publique est très présente au Parlement. Dernier avatar de cette mainmise abusive : le Haut-Commissariat à la Réforme des Retraites est quasi exclusivement composé de personnes issues du secteur public, comme si la question sensible des retraites devait rester une chasse gardée des hiérarques de l'État, ce qui leur permet de préserver le plus largement et le plus durablement possible les avantages que l'on vient de voir. Rappelons enfin que, puisque la fonction publique ne s'est pas interdit l'accès aux fonctions parlementaires, elle se trouve directement en conflit d'intérêts lorsqu'elle inspire, prépare et vote les textes qui affermissent ses privilèges. Dans d'autres pays en effet et qui ont une conception plus exigeante et plus transparente de la démocratie, pour être candidat à une élection parlementaire, le fonctionnaire doit d'abord et irréversiblement se démettre de ses fonctions publiques.
15 -Enfin, si - comme le suggère le COR - le régime du secteur privé peut souvent s'avérer plus avantageux que celui du secteur public, il est fort étrange que ce dernier, puissamment syndiqué, n'ait jamais revendiqué l'alignement de ses droits sur ceux du secteur privé. D'ailleurs en dehors des sources publiques, il ne se trouve aucun organisme, aucune association représentative des retraités ou encore aucun cercle de réflexion sérieux pour croire un instant à la fable de la parité. L'OCDE elle-même, qui ne peut être taxée de partialité, s'émeut dans plusieurs de ses travaux (notamment in "notes 2015 sur les politiques de retraite"– France" page 2 )sur l'ampleur des divergences anormales qui persistent entre les retraites privées et les retraites publiques.
IV - POUR CONCLURE
Bien qu'ils vous aient -semble-t-il- échappé, la fonction publique bénéficie donc pour ses propres retraites de multiples avantages, qui sont le plus souvent correctement répertoriés pour tout ce qui concerne la carrière, les cotisations et le montant des pensions. Par contre, la quasi-totalité des sources publiques, des médias et même la plupart des spécialistes reconnus oublient ou négligent trop souvent que ce sont les représentants du secteur public et eux seuls qui décident injustement et abusivement en même temps que de leur propre sort, du sort de tous les autres retraités pourtant largement majoritaires. Et c'est assurément là que réside une bonne partie des problèmes que très probablement la prochaine réforme ne va malheureusement pas résoudre, au grand dam de tous ceux à qui l'on a fait miroiter la perspective d'un régime juste, universel et commun. Et ce n'est pas avec l'imposture de l'euro cotisé promettant à tous le même droit à pension qu'on mettra fin aux iniquités présentes, puisqu'on l'a vu, sur un même salaire brut de 100, l'État cotise plus de 74 pour sa fonction publique civile là ou l'employeur privé ne verse que 15 à 17. Un dernier exemple ? Avec le quasi-assentiment du Haut-Commissaire et avant même que ses propositions définitives ne soient rendues publiques, les syndicats publics s'appuient sur un protocole PPCR de 2015 pour réclamer l'inclusion sans bourse délier de la totalité des primes dans les bases cotisables de la fonction publique. Ainsi donc et bien que la réforme ait été annoncée à coût constant, le risque est fort que l'État prenne à sa charge (ou plutôt une fois de plus, à celle du contribuable) l'ensemble des cotisations additionnelles sur les primes, qu'elles soient patronales ou salariales, ce qui augmentera inévitablement d'autant le poids des rémunérations et de la dépense publiques, en creusant une fois de plus l'écart entre retraites publiques et retraites privées.
Au terme de ce mémoire, j'espère ainsi avoir amplement répondu à vos griefs originels et vous avoir convaincu - sans regarder ni à mon temps, ni à ma peine – que, contrairement à votre impression première, l'IREF est parfaitement capable de délivrer à ses lecteurs une information pertinente, documentée, argumentée, originale, compétente et indépendante.
Bien cordialement.
10 janvier 2019 : Thierry BENNE