Actuellement et selon la directive européenne sur l’e-commerce du 8 juin 2000, transposée en France par une loi du 6 mai 2004, lorsqu’un contenu considéré comme illicite apparaît sur le site des plateformes d’hébergement , celles-ci « ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée … si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible. » (article 6).
Désormais, les orientations politiques de la Commission européenne pour les années 2019-2024 prévoient une « nouvelle législation sur les services numériques », qui « renforcera nos règles en matière de responsabilité et de sécurité pour les plateformes, les services et les produits numériques ». Et Thierry Breton, en charge de ce dossier avec Margrethe Vestager, a déclaré qu’il n’était plus acceptable que « cinq ou six grands acteurs stockent 80 % des données de la planète sans se considérer responsables des usages qui en sont faits ». En France déjà, la proposition de loi Avia voudrait que les Gafa retirent les contenus illicites, notamment haineux, sous 24h voire sous 1 heure pour les contenus pédocriminels et terroristes signalés par la police, sous peine de blocage administratif.
Certains vont déjà plus loin encore en demandant, comme Bernard Charlès, directeur général de Dassault Systèmes que « Toutes les données numériques qui traitent de la santé des individus [fassent] partie du patrimoine d’une nation », s’agissant pour lui d’un bien commun devant permettre de délivrer un service de santé efficace et abordable. Et il considère que « Si un opérateur, disons une plateforme étrangère, utilise les infrastructures que sont les routes pour proposer un nouveau service à la population, il ne serait pas anormal qu’il paie un droit d’utilisation à l’Etat et lui restitue les données collectées ». (Le Monde, 18 février 2020).
Ce sont nos données
Ainsi, de fait l’idée prévaudrait que nos données seraient un bien commun. Pourtant, ce sont les nôtres ! Et nous ne les remettons aux plateformes numériques qu’en échange d’un service qu’elles nous rendent, dans une forme de troc. Bien peu d’entre nous accepteraient sans doute aujourd’hui de payer une redevance mensuelle pour utiliser leur compte Facebook ou autre. L’attractivité des plateformes est leur gratuité apparente qui n’est en fait qu’un échange. Les plateformes sont ainsi devenues l’équivalent de nouveaux espaces publics virtuels que chaque participant construit autant qu’il les utilise, car sans les données de chacun, le service manquerait des informations qui en font un outil recherché.
Comment gérer les délits commis sur la toile ? Si un individu se comporte violemment dans un stade ou une salle de spectacle, par exemple, l’organisateur l’enjoint de se calmer ou à défaut l’expulse et, s’il n’y parvient pas, appelle la police. Mais la difficulté des plateformes numériques est qu’elles sont d’abord des lieux d’expression. Elles ressemblent à cet égard à un immense café du commerce ou à l’Agora grecque sur laquelle chacun s’exprimait. Si un protagoniste y tient des propos injurieux ou autrement délictuels, c’est lui qu’il faut poursuivre, pas le cabaretier ou les édiles en charge de la Cité. D’autant que la liberté d’expression est une liberté publique, protégée, qui ne saurait être mise en cause que sous le contrôle étroit du juge. Internet est un immense forum ouvert et accessible à tous ceux qui payent leur ticket d’entrée sous forme d’autorisation d’utilisation de leurs données, au moins tacite au travers de l’acceptation des conditions générales présentées par la plateforme, même si peu d’utilisateurs les lisent. La règle est que les participants à ce forum numérique s’y expriment librement, dans le respect des lois bien sûr.
A demander aux plateformes de faire elles-mêmes dans des délais extrêmement brefs la police des messages qu’elles véhiculent, on les oblige à mettre en place des systèmes de sélection automatisée et large, pour ne pas prendre de risques, de textes susceptibles d’être illicites et de refuser la publication de nombreux propos qui ne relevaient que de la liberté d’expression. Insidieusement, la société toute entière est aseptisée, uniformisée, soumise à une doxa sous la haute main d’un pouvoir tutélaire. Ça n’est pas encore un contrôle généralisé à la chinoise certes, mais ce sont déjà ses prémisses.
Chacun doit être responsable
Il n’y a de solutions que dans un subtil équilibre qui ne peut reposer principalement que sur la responsabilité individuelle. Mais la loi ne peut pas requérir décemment des plateformes qu’elles agissent à la vitesse de l’éclair en lieu et place des tribunaux-escargots. Celui qui tient des propos illicites doit être poursuivi. La difficulté est en l’état que l’obtention des coordonnées des contributeurs n’est pas toujours facile. Plutôt que de vouloir collectiviser les plateformes ou nos données, il vaudrait mieux exiger que ces plateformes s’organisent pour pouvoir délivrer sans délai à tout plaignant justifiant de sa mise en cause ou à la justice les coordonnées du contributeur susceptible d’être fautif pour que les procédures habituelles puissent être diligentées à son égard, y compris dans le cadre des conventions internationales si le dit contributeur est un étranger. A l’Etat de négocier les conventions internationales appropriées s’il le faut. A la justice de faire son job dans les brefs délais que permet le numérique, sans s’en décharger sur les citoyens, sauf à décréter désormais que les tribunaux peuvent être privés, ce qui pourrait être le moyen de mettre de la concurrence dans une justice publique en déshérence. Mais c’est une autre affaire !