Après une longue carrière d’enseignant à la L’université d’Aix en Provence, aujourd’hui émérite, Serge Schweitzer nous avait déjà rappelé les principes de base de la philosophie libérale dans un ouvrage paru l’an dernier : Le libéralisme, autopsie d’une incompréhension. Chez le même éditeur, Les Presses Universitaires d’Aix-Marseille, il poursuit son investigation dans ce nouvel opus dont nous livrons à nos lecteurs quelques extraits pour les faire profiter de son écriture riche, cultivée et originale. Il y prône l’ouverture du libéralisme dans l’union de ses différents courants, sans craindre même d’évoquer l’immense mérite de l’utilitarisme qui pourrait pourtant être critiqué pour avoir rétréci la philosophie libérale à la satisfaction de nos plaisirs. A raison, il fait une large part à l’analyse du droit dans la construction sociale en privilégiant le droit « d’en bas », celui des ordres spontanés dans l’édification desquels se retrouve la démarche économique. Il est plus économiste que juriste en considérant que le droit s’illusionne à vouloir rechercher le juste quand il devrait plutôt quérir le vrai. Il rappelle bien pourtant que le droit « rend à chacun son dû », ce qui est sa finalité. Et il a raison de souligner dans sa dernière partie que la liberté n’est jamais qu’un moyen, mais essentiel, incontournable, au service de nos constructions humaines. Certes, ses propos ne sont, écrit-il, que des fragments, mais il en assemble le puzzle livre après livre. Jean-Philippe Delsol
Extraits choisis:
Éviter le piège du romantisme
S’agissant du premier point, on voudrait convaincre qu’être libéral est une disposition intellectuelle qui consiste à ordonner sa pensée intérieure par l’exercice incessant de la logique, par le biais de la raison. Etre libéral est une ascèse intérieure. Le libéral ne se laisse jamais emporter par des émotions d’un romantisme mal compris. Le libéral, du moins quand il réfléchit, essaie d’éviter un épanchement sans pudeur, ni retenue, de torrents de larmes et narcissisme exhibitionniste. Etre libéral, c’est faire confiance en la puissance de la logique, de la raison adossée aux faits. Le libéral est celui qui dompte ses sentiments, et les maitrise quand il examine une question. Evidemment, les libéraux ne sont pas dénués de sentiments, ni d’un coeur. Puisqu’ils sont des êtres humains, ils traversent ici des passions, là des instants de joie, là encore des moments de peine, là enfin des instants de désespoirs.
Raison et sentiments
Mais ce qui caractérise tous les penseurs libéraux, d’Adam Smith à Raymond Aron, c’est le fait suivant : lorsqu’ils réfléchissent à une question, lorsqu’ils examinent un évènement, lorsqu’ils rassemblent des faits, lorsqu’ils articulent les uns aux autres, ils essaient de ne point se laisser emporter par des torrents d’émotions, mais au contraire à les contenir de telle façon que la résolution du problème ne s’abreuve pas à la source pernicieuse des sentiments, mais à l’examen raisonné de la question.
Éclat du style et logique de la pensée
Le deuxième élément sur lequel on voudrait insister en introduction est que pour formuler ses résultats et conclusions, briller dans l’éclat de son vocabulaire est indispensable autant dans l’espoir et la volonté de convaincre que dans un souci d’esthétique et d’élégance.
Chez trop d’intellectuels, la forme est sacrifiée, envisagée comme subalterne, pire, tenue pour négligeable. C’est une erreur, et même une faute. L’expression dans la manifestation d’une idée est une dimension essentielle. Une pensée bien conçue trouve sa traduction dans un vocabulaire précis dont un des aspects principaux est de canaliser les scories de la pensée. Dominer son torrent intérieur, faire un usage correct des mots, chercher la distinction, la grâce, la subtilité et la délicatesse au détriment du vulgaire, c’est cela être un classique. Il est donc une irremplaçable discipline que celle d’ordonner sa pensée intérieure. Un jargon désordonné, brouillon, confus, décousu, traduit évidemment une pensée déréglée, incohérente et anarchique. Lacan, Barthes, Foucault, Deleuze, Derrida, Guattari, Bourdieu, sont déjà largement oubliés pendant que dans le même temps La Fontaine et Boileau chevauchent et traversent les siècles.
Certes, personne, jamais ne pourra dépasser le Cardinal de Retz en ses portraits, mais à défaut, et c’est la grande leçon au delà du fond, de l’écriture d’un Daniel Villey : le beau style peut être atteint. Les libéraux ont un enjeu à écrire pour être lus. Ils savent qu’il n’est pas nécessaire d’être obscurs pour paraître savants. Est-il réellement possible d’écrire avec plus de simplicité et d’élégance que Frédéric Bastiat, Jacques Rueff, ou encore Raymond Boudon ; est-il possible d’écrire plus obscurément que Thomas Piketty ou Jacques Attali ou Esther Duflo ? Nul n’est besoin d’être devin pour savoir entre ces deux cohortes qui traversera les siècles.
Perfection classique et jaillissement de la pensée libérale : Une hypothèse de causalité robuste.
Cette cursive incursion à propos du style a selon nous une corrélation, et sans doute une causalité, avec l’émergence du libéralisme comme pensée ordonnée, structurée, presque achevée entre 1776 « La Richesse des Nations » et 1850 la mort de Bastiat. Nous posons comme hypothèse crédible, et même robuste, que la pensée libérale Smith, Say, Bastiat n’a pu s’épanouir pleinement que lorsque certaines conditions en ont été remplies.
Ce que nous voulons suggérer, c’est qu’il y a un lien évident entre le grand siècle français, et l’ordonnancement de la pensée et l’expression de sa clarté dans un accomplissement presque parfait de toutes les disciplines accouchant ici de La Fontaine et Boileau, là de La Bruyère et Racine, là encore de Mansart et Le Vau, là enfin de Le Brun et Lenôtre, tous suivant de peu Descartes et Pascal. L’environnement intellectuel atteint une telle perfection aux 17e et 18e siècle, la recherche de la correspondance entre l’idée et le mot une telle accordance, la recherche du beau et de la perfection dans la symétrie une telle intensité que cela influence et fertilise toutes les disciplines. C’est alors que malgré les brillants jaillissements antérieurs de la seconde scolastique, c’est à dire l’école de Salamanque, et seulement à ce moment de la maturité de la pensée occidentale, que peuvent s’épanouir trois génies. Le premier, Adam Smith, par l’audace fulgurante de ses propositions, le second Jean-Baptiste Say, par l’extraordinaire assemblage de connaissances en économie politique jusque-là éparses, le troisième Frédéric Bastiat, le La Fontaine de l’analyse économique mettant à la portée de chacun et de tous la compréhension des résultats les plus achevés de l’analyse économique. Il est d’une telle aisance dans la profondeur, d’une telle simplicité dans l’expression, d’une telle vérité dans la compréhension de l’invariance de la nature humaine qu’il déroute tous ceux dont l’esprit associe spontanément science et complexité[1].
Une vision en opposition totale et qui serait irréductiblement dichotomique de l’égoïsme et de l’altruisme est une véritable impasse . C’est pourtant cette perspective qui a longtemps été imposée pour commenter la pensée de Jeremy Bentham. L’individu , tout à son égoïsme , semblerait donc incapable d’imaginer l’autre comme finalité de son action. Pourtant le quotidien nous apprend qu’ici on plonge dans l’eau glacée pour sauver autrui , là on part en mission humanitaire, là encore on prend des risques pour sauver quelqu’un d’un incendie , là enfin on secoure ceux qui sont dans la misère. Comment intégrer cette hypothèse comportementale dans la représentation de Jérémy Bentham ? C’est par le biais de l’altruisme intéressé qu’intervient la réponse . La reconnaissance éprouvée par l’autre nous comble , mais en même temps il faut admettre que nous sommes capables de sympathie. Le plaisir de l’autre me procure le bonheur de le savoir heureux. Chez Bentham l’altruisme non seulement a sa place , mais il est enrichi par l’égoïsme. Certes l’individu est fondamentalement , intrinsèquement , implacablement personnel , mais il est stimulé vers l’intérêt des autres. En retour il augmente sa fonction objectif d’ utilité. Pratiquer l’altruisme ce n’est pas faire sacrifice de soi , c’est en réalité augmenter son propre plaisir. Exprimé encore plus simplement , on est heureux de voir ceux que l’on aiment et que l’on estiment être également à leur tour heureux . Cette satisfaction est d’autant plus intense qu’elle elle augmente la nôtre. « Comme je suis heureux de te voir heureux » est une phrase dans la portée est très symbolique. Combattre le principe d’utilité , disqualifier la recherche de l’intérêt personnel , heroïser l’altruisme sont des concepts erronés. Il est un excellent investissement que de se tourner vers les autres. Lorsqu’on jouit d’un capital de bonne réputation , lorsque le stock de sympathie que nous dégageons est élevé , nous pouvons alors puiser allègrement en cas de besoin et de nécessité dans ce « fonds de bonne volonté générale » ( Bentham). La meilleure stratégie qu’un égoïste peut mettre en œuvre est d’investir dans l’altruisme. Cette voie initiée par Bentham de l’enrichissement de l’égoïsme par l’altruisme va être empruntée et portée à un point ultime de cohérence et de logique interne par Ayn Rand.
L’égoïsme n’est pas un sentiment médiocre.
Nous avons postulé , selon Jérémie Bentham , que l’égoïsme enrichit l’altruisme. Avec Ayn Rand l’égoïsme transcende l’altruisme. Avant même son ouvrage devenu un classique « La vertu de l’égoïsme » , c’est dans le livre « Nous les vivants »[2] qu’elle expose très clairement sa confiance dans un égoïsme radical et total . Elle écrit « Tout homme digne de ce nom ne vit que pour lui-même . Celui qui ne le fait pas ne vit pas . Vous n’y pouvez rien . Nous n’y pouvons rien puisque l’homme est né ainsi , seul , entier , une fin en soi . Aucune loi , aucun parti ne pourra jamais tuer cette chose . » Dans Hymne[3] elle écrit deux après « Je ne suis pas un moyen d’arriver à une fin que d’autres voudraient atteindre . Je ne suis pas un instrument à leur disposition . Je ne suis pas un baume pour leurs plaies. Je ne suis pas un sacrifice pour leurs autels . Je ne dois rien à mes frères . Je ne suis pas le créancier . Je ne demande à personne de vivre pour moi , et je ne vis pas non plus pour les autres. ». Son thème central est amorcé. Celui d’une opposition totale au terrorisme intellectuel de l’idée selon laquelle nous sommes nés avec une dette envers les autres. Dans son ouvrage de 1943 La source vive[4] elle va encore préciser sa pensée : « Le créateur ne sert rien , ni personne . Il vit pour lui-même. Et c’est uniquement en vivant pour lui-même que l’homme est capable de réaliser des œuvres qui sont l’honneur de l’humanité. Le créateur vit pour son œuvre. Il n’a pas besoin des autres . Aucun homme ne peut vivre pour un autre. L’homme qui s’efforce de vivre pour les autres est un homme dépendant ». Puis elle condamne l’altruisme de façon radicale. « L’altruisme est cette doctrine qui demande que l’homme vive pour les autres , et qu’il place les autres au-dessus de lui-même. Le fait de se sacrifier soi-même aux autres est du masochisme comme idéal moral. ». Au self love d’Adam Smith , Ayn Rand ajoute le self interest. Elle franchit alors une nouvelle marche ultime pour faire de l’égoïsme rationnel une vertu. Tel est le titre d’un court essai La Vertu d’Égoïsme[5] devenu pour certains des libertariens, mais pas tous, une véritable bible. Elle écrit : « L’éthique objectiviste considère la vie de l’homme comme le fondement de toute valeur et sa propre vie comme le but éthique de chaque individu. Vivre pour son propre intérêt est le plus haut but moral de l’homme . L’éthique objectiviste revendique fièrement l’égoïsme rationnel . ». L’altruisme lui apparaît alors comme un véritable vice . « L’altruisme est cette éthique qui considère l’homme comme un animal sacrificiel , qui soutient que l’homme n’a pas le droit de vivre pour lui-même , que les services qu’il peut rendre aux autres sont la seule justification de son existence , et le sacrifice de soi est son plus haut devoir moral ». Elle déduit qu’il faut combattre l’altruisme , le traquer en débusquant ses feintes , c’est-à-dire sa présentation sous forme compassionnelle. Elle dénonce vivement la culpabilité qui pèse sur celui qui ne se sent pas débiteur des autres, mais également l’idée selon laquelle il faudrait se repentir de vouloir vivre son propre bonheur.
Réalité et consistance du message d’Adam Smith.
Le principe de sympathie chez Adam Smith ne doit pas être confondu avec la notion de bienveillance. Le premier est un principe fondamentalement technique , un processus à la base de la constitution du jugement moral . C’est une méthodologie de la reconnaissance de ce qui est bon ou mauvais pour nous , alors que la bienveillance , le self love , la vertu de justice ne sont que des résultats d’une analyse menée à partir du principe de sympathie . Quand David Hume objecte à Adam Smith – comment peut-on sympathiser avec des sentiments désagréables ? – ce dernier précise qu’il entend par sympathie non la compréhension pour quelqu’un , mais le partage des passions des autres quelles qu’elles soient. Il est en déduit que la morale n’est pas une affaire personnelle de jugement subjectif , mais elle est science et discipline qui sélectionne. Le but d’Adam Smith n’est pas normatif. La question selon lui à résoudre est de comprendre et expliquer comment se forment les jugements. Arrivé à ce stade on pourrait imaginer qu’ Adam Smith promeut , à tout le moins accepte un certain relativisme, et un fort subjectivisme . Telle n’est pas sa pensée . Selon lui les expériences de temps et de lieu peuvent être relatives , mais le principe de sympathie est universel. En effet nos actions sont bornées et guidées par un principe qui nous enveloppe , et simultanément nous dépasse et nous oblige . Ce corps de principes c’est évidemment pour Smith le Jusnaturalisme. Peut-on risquer la formule suivante pour caractériser le propos d’Adam Smith ? La subjectivité intrinsèque de nos choix est encadrée par l’objectivité des fins. Le principe de sympathie se comprend donc avec un spectateur et un acteur. Il est tout simplement une des modalités de l’échange. Le principe de sympathie est adossée à l’imagination pour se mettre à la place des autres. Au reste si l’acteur exagère ses propres sentiments , le spectateur a tôt fait de le ramener à la réalité. Ainsi un économiste universitaire qui proposerait , espèrerait , souhaiterait un million d’euros pour accéder à ses articles verra très certainement la demande solvable être nulle. Sous la pression du refus de l’échange par le spectateur , l’acteur va rationnellement modérer ses passions . Si cependant le spectateur est prêt à verser quelque chose pour accéder aux idées de cette auteur , il s’investit lui aussi par la même pour arriver au gain de la mutuelle sympathie , c’est-à-dire au gain de l’échange . C’est ainsi du reste que se conduisent la plupart des individus. Qu’en est-il maintenant du jugement des actions des autres ? C’est la question de la maxime du parfait jugement. Et donc également de la difficile question de la hiérarchie entre les intentions et les conséquences. Selon Adam Smith c’est d’abord les intentions que nous devrions prendre en compte , mais notre nature humaine fait que nous allons scruter les résultats . S’ils sont mauvais on va émettre un jugement négatif sur cette action , alors que les motifs peuvent être louables , voire n’ont aucune existence ou consistance. Par exemple à Athènes il y avait une prison pour les objets. Une poutre qui avait tué en tombant était emprisonnée. Fréquemment on jetait à la mer des toitures qui s’était effondrées. Dans l’ancienne France pendant des siècles des animaux furent jugés, condamnés , mis à mort pour les conséquences malheureuses de leurs actions . ( cette pratique est encore très répandue et officielle dans le droit de l’Inde ) Arrivé à ce stade de sa pensée Adam Smith peut alors insérer la distinction entre la petite et la grande société . Dans une société restreinte l’indulgence sur de mauvaises conséquences d’actions bien intentionnées est évidemment plus grande parce qu’il est plus facile de connaître les intentions individuelles. Dans la grande société dans laquelle les individus sont très nombreux, il est plus délicat de soupeser les intentions et les motifs. Nous sommes en effet en coopération avec des individus qu’on ne connaît pas. Ainsi, roulons-nous dans une automobile conçue et construite par d’autres. Postulons que nous n’en sommes pas satisfaits , nous ne savons rien cependant des intentions bienveillantes ou malveillantes du producteur . Le marché va en cette occurrence être une louable protection. En effet à travers la concurrence comme il faut conquérir le consommateur au détriment des autres producteurs , on peut supposer alors raisonnablement que chaque fabricant tente de produire le mieux possible.
Cependant dans la grande société , au-delà de la sphère de l’économie , on ne peut juger des raisons , motifs, intentions , volontés premières et motivations réelles d’individus qu’on ne connaît pas , mais dont les actions ont des conséquences sur notre vie. On est alors évidemment réduit à apprécier seulement les conséquences , heureuses ou non , des actions des individus . À travers ce raisonnement on peut incontestablement penser que Smith est le premier qui introduit l’incertitude , l’ignorance , l’inconnaissance comme un trait distinctif et structurant de la grande société. Adam Smith est alors amené à introduire le spectateur impartial comme jugement de sa propre conduite. Ce spectateur impartial se présente comme un condensé du savoir moral de l’individu depuis l’origine. L’expérience joue également un rôle pour nous aider à adapter notre comportement qui évolue selon le co-échangiste et s’ adapte selon les intérêts en jeu. On ne porte pas la même tenue vestimentaire à la maison , ou bien chez des amis , ou encore pour faire son cours dans un amphithéâtre dans une faculté de droit. On peut alors croiser cette idée avec celle de la petite et de la grande société. Notre comportement au sein de l’espace relationnel change évidemment selon la taille du groupe. Il reste alors à introduire la prudence et la bienveillance en relation avec l’intérêt personnel. La bienveillance se décompose en deux éléments la justice et la bienfaisance. Pour sa part la prudence implique deux qualités , d’une part celle de prévoir les conséquences de ses actions , d’autre part la vertu d’emprise sur soi. On comprend dès lors que le self love corrigé du jugement du spectateur impartial est alors bien différent d’une préférence démesurée et sans limite pour soi-même. Le souci de la réputation et de la confiance inspirée aux autres sert de guide à l’action humaine. Le rôle et la fonction de la prudence et de la préférence de soi sont parfaitement explicitées dans ce passage de La Richesse des Nations. « le soin de notre santé , de notre rang … est proprement l’objet de la vertu qu’on appelle prudence …et qui nous défend de faire courir aucune espèce de hasard à notre crédit et à notre réputation. » . Si on passe l’intérêt personnel au tamis du jugement du spectateur impartial , et qu’on enchâsse simultanément cette perspective dans le réseau des règles sociales , on comprend alors que le self love d’Adam Smith ne prend son sens et sa dimension que dans la réciprocité . Un self love étroit, étriqué, stupide , inconséquent consiste pour le boulanger , le brasseur, le boucher à prendre l’argent sans rien donner en échange.
Un self love qui se déploie amène à donner la contrepartie attendue. Le self love bien compris part de nous, passe par le spectateur impartial , prend sa dimension dans l’autre , et revient à nous enrichi. Par la confiance que notre conduite inspire aux autres , mais également le souci de notre réputation , tout individu rationnel comprend très vite , au sein de la petite comme de la grande société , que la coopération lui apporte et lui rapporte bien plus que le conflit , la malhonnêteté , l’immoralité. Un comportement égoïste , mais corrigé des considérations précédentes , devient alors un excellent investissement. Puisque l’égoïsme conduit en réalité à la coopération plutôt qu’au conflit , on peut postuler que dans l’état de nature il n’est pas prouvé du tout que l’homme soit un loup pour l’homme , mais qu’à l’inverse nous ayons très vite compris qu’un comportement coopératif nous apporte plus qu’un comportement hostile. Étant donné que la seule justification sérieuse de l’invention et de l’intervention de l’État est de séparer les antagonistes,´ qui , pour se faire , abandonnent une partie de leurs libertés et donnent les moyens de la séparation aux hommes de l’État sous forme de l’impôt, si l’hypothèse Hobbésienne est erronée , alors par voie de conséquence tout l’édifice théorique de l’intervention de l’État s’effondre. On comprend mieux alors l’hostilité viscérale des socialistes envers l’idée de l’égoïsme qui , lorsqu’il est correctement envisagé et analysé , a besoin pour s’épanouir de la coopération des autres , et non du conflit. Réhabiliter l’égoïsme dans sa vraie dimension est un programme de recherche scientifique redoutable dans ses conséquences pour tous ceux qui voient et espèrent dans l’État comme solution raisonnable et nécessité incontournable.
[1] Passe que Schumpeter l’expédie dans son « Histoire de l’Analyse Economique », en quelques lignes : « je ne soutiens pas que Bastiat était un mauvais théoricien, je soutiens que ce n’était pas un théoricien. Je ne peux voir aucun mérite dans « Les Harmonies » ; mais qu’un Daniel Villey dans sa « Petite Histoire des Grandes Doctrines Economiques » se laisse à écrire « l’esprit de Bastiat est moins scientifique que celui de Saint-Simon et sa dialectique plus superficielle, à ce logicien polémiste manque le sens de l’histoire et le goût de l’ampleur » voilà qui permet d’affirmer que même les plus grands auteurs peuvent lourdement se tromper.
[2] 1936 We the living, Les Belles Lettres 2023.
[3] Anthem 1938, Les Belles Lettres 2023.
[4] The Fountainhead Plon 2018.
[5] The Virtue of Selfishness 1964 Les Belles Lettres 1993.