Le prix Nobel d’économie (plus exactement, le prix d’économie de la Banque de Suède à la mémoire d’Alfred Nobel, ce dernier n’ayant pas prévu de récompenser les travaux des économistes) a été décerné cette année à une enseignante et chercheuse de Harvard et du NBER (National Bureau of Economic Research), le professeur Claudia Goldin. Nous avons toutes les raisons de nous en réjouir.
Le prix Nobel place chaque année un économiste sous les rampes des projecteurs et fait ainsi connaître ses recherches à un large public, la presse s‘empressant de présenter, avec plus ou moins d’exactitude, ses travaux. Notre joie est d’autant plus grande que, faut-il le rappeler, les choix de l’Académie suédoise, en tout cas dans le domaine des sciences économiques, n’ont pas toujours été des plus cohérents (certains pourront voir là une fatalité puisqu’il s’agit d’une science « humaine » et non d’une science « exacte »). De fait, le prix a été décerné à des économistes aux méthodologies très variées et aux positions en matière de politique économique tout aussi hétérogènes. On se souviendra en particulier de l’année 1974 où il a été partagé entre Gunnar Myrdal et Friedrich Hayek ; le premier keynésien et partisan d’un État-providence élargi, le second ayant passé le plus clair de sa carrière à dénoncer les méfaits de l’État-providence qui nous conduit à la servitude ! L’an passé, pour prendre un second exemple plus récent, ce sont trois spécialistes de la monnaie et de la finance qui ont été honorés : Ben Bernanke, Douglas W. Diamond et Philip Dybvig. Le comité Nobel a vu en eux les théoriciens qui, grâce à leurs travaux sur les faillites bancaires, ont permis de réagir intelligemment à la crise financière de 2007-2008. Un point de vue tout à fait contestable ainsi que l’explique George Selgin dans les pages du Journal des libertés.
Pourquoi alors féliciter le comité Nobel pour le choix de Claudia Goldin ? Avant tout, me semble-t-il, parce que cette femme a toujours été d’une extrême exigence quant à la méthode d’investigation choisie et aux conclusions que l’on peut en tirer. En second lieu, parce que les résultats de ses recherches sont des plus encourageants pour la société occidentale et les valeurs qui l’ont fondée.
Claudia Goldin est titulaire d’une thèse de l’Université de Chicago portant sur l’esclavage dans le sud des Etats-Unis avant la guerre civile. Deux économistes — et non des moindres puisqu’ils ont tous deux également reçu le prix Nobel ! — l’ont inspirée et accompagnée dans ces premières recherches : Garry Becker et Robert Fogel. Le premier sans doute l’a convaincue d’appliquer les outils de la science économique pour comprendre « l’économie de la famille » et en particulier la décision, pour une femme, de rejoindre ou non le marché du travail. Le second, considéré comme l’un des pères de la cliométrie, lui a communiqué sa passion pour l’histoire économique mais aussi probablement une méthode permettant de l’explorer avec la plus grande rigueur. Une méthode qui a montré que les conditions de vie des esclaves qui vivaient dans le sud étaient meilleures que celles des ouvriers travaillant dans les manufactures du nord. Il n’en faisait pas, bien évidemment, un argument en faveur de l’esclavage, il voulait seulement rétablir des bases plus exactes pour les débats d’idées économiques et politiques. Fogel est d’ailleurs également connu pour avoir montré que le chemin de fer n’a pas joué le rôle déterminant qu’on lui prête souvent dans la révolution industrielle.
L’histoire économique va demeurer par la suite le domaine de prédilection de Claudia Goldin ; et l’évolution de la condition des femmes aux 19ème et 20ème siècles, le principal objet de ses recherches. Elle a porté  un intérêt tout particulier aux différences de traitement entre les hommes et les femmes sur le marché du travail, ainsi que l’indique le titre de l’un de ses ouvrages les plus connus paru en 1990 : « Understanding the Gender Gap : An Economic History of American Women ». Une fois encore, ce que révèle ce travail de détective – c’est ainsi qu’elle aime le présenter— est surprenant. On découvre que les femmes, comme les enfants, travaillent moins au 19ème siècle qu’au cours des siècles précédents. On découvre encore, avec moins d’étonnement, que l’emploi des femmes va croître rapidement après la Seconde Guerre mondiale mais moins par nécessité que par émancipation, la commercialisation des pilules contraceptives ayant joué semble-t-il un rôle non négligeable dans cette évolution.
Pour en revenir aux écarts entre hommes et femmes, tant au niveau de l’emploi, de l’éducation que de la rémunération, les données sont sans appel : ils se sont tous réduits, de façon fulgurante, au cours des dernières décennies. Quelques chiffres (pour les Etats-Unis) : en 1890, 15% des femmes âgées de 25 à 45 ans avaient un emploi en dehors de leur domicile. Ce chiffre est passé à 47% en 1970 puis 76 % en 2000 ; en cette même année 2000, pour une tranche d’âge plus étendue, 20 à 64 ans, les femmes étaient déjà 47% à occuper un emploi.
Mais l’écart le plus frappant est sans doute celui des rémunérations. Dans les années 1980, celle d’une femme n’atteignait en moyenne que 60% de celle d’un homme ; en 2000 c’était 75% et aujourd’hui, 82% (pour mémoire, le pourcentage était de 30% au début du 19ème). Ce « rattrapage » est sans doute en partie dû à l’éducation – en 2000, 57% des diplômes de premier cycle des universités américaines étaient attribués à des femmes — mais en partie aussi à l’expérience acquise par les femmes, dont la productivité n’a de ce fait cessé de croître. Alors bien sûr se pose la question : pourquoi l’écart ne se résorbe-t-il pas entièrement ? Une certaine discrimination existe toujours, certes, mais les études montrent que la cause déterminante, perceptible dès le choix des spécialisations au cours des études, est le désir de se consacrer à l’éducation des enfants.
Ce qu’il y a peut-être de plus « rafraîchissant », dans les travaux et plus généralement dans l’approche scientifique de Claudia Goldin, c’est la prudence avec laquelle elle maintient une saine distance entre ses recherches et ses valeurs. La tentation est grande en effet pour les chercheurs en science sociales de façonner leurs théories à l’image de leurs convictions : on attend des premières (ou des travaux empiriques) qu’ils viennent corroborer les secondes. Céder à cette tentation, c’est mêler dangereusement études positives et études normatives. Plus il s’éloigne de la transparence, plus le scientifique se rapproche du charlatan. Tel n’est pas le cas avec Claudia Goldin. Ce qui ne l’empêche pas – mais c’est tout autre chose — de tenter d’évaluer l’impact des politiques mises en place pour « forcer » la réduction des écarts de traitement entre hommes et femmes. Et sur ce point elle ne peut que constater, toujours prudemment :
« Dans quelle mesure la législation a-t-elle réduit l’écart entre les sexes ? L’un des textes législatifs est le titre VII de la loi sur les droits civils de 1964, qui interdit la discrimination fondée sur le sexe lors de l’embauche, de la promotion et d’autres conditions d’emploi. L’autre est l’action positive. Il existe peu de preuves que l’une ou l’autre de ces lois ait eu un quelconque effet sur l’écart entre les sexes en matière de revenus ou de professions, même si suffisamment de recherches n’ont pas été menées pour justifier des conclusions solides dans un sens ou dans l’autre. »
La dynamique vertueuse de ces écarts trouve sans doute sa source dans l’évolution des valeurs, des technologies et des richesses, plus que dans les efforts législatifs.
PS : En préparant cet article j’ai eu la surprise de constater que plus d’une douzaine d’ouvrages faisant référence à Claudia Goldin et son prix Nobel attribué à peine deux jours plus tôt étaient déjà disponibles en ligne. Que ce monde va vite ! Je n’ai pas eu bien entendu le loisir de consulter ces ouvrages pour en évaluer la qualité… J’ai également la tristesse de constater qu’à ce jour aucun des ouvrages du prix Nobel n’a semble-t-il été traduit en français. Mais je sais – merci la société commerciale ! — que cela ne saurait tarder. Et c’est une bonne chose.
[1] L’expression « parfum de fraîcheur » s’inspire de l’article de David Henderson, « Claudia Goldin Deserves That Nobel Prize: Her work on women in the workforce clarifies a politically charged debate. » WSJ, 9 octobre 2023.
4 commentaires
je suis étonné de ne pas voir de référence à l’étude de l’Insee, qui montre que les écarts de salaires entre hommes et femmes sont dus à 95% à des quantités de travail différentes (temps partiel etc.) et à des qualités différences (formation, diplômes etc.). Ce qui est corroboré par le fait que les écarts sont quasi nuls pour les bas salaires et beaucoup plus grands pour les hauts (et en effet, 18 % de polytechniciennes et moins de 30% d’ingénieures, seulement !).
Les études récentes de l’INSEE (je pense à la note de mars dernier par exemple) corroborent en effet les résultats du Prix Nobel.
On dit « chercheuse », en Français.
Je suis particulièrement déçu de découvrir ce cancer absolu qu’est l’écriture dite « inclusive » sur votre site. Je tâcherai de le garder à l’esprit lors de la lecture de vos prochains articles…
Vous avez raison. Loin de moi l’idée de promouvoir l’écriture inclusive! La coquille sera corrigée.