L’accusation d’insincérité budgétaire portée contre le Gouvernement fuse depuis l’annulation par décret, le 21 février dernier, de plus de 10 milliards d’euros de crédits dans le budget de l’Etat, huit semaines seulement après le début de l’exercice budgétaire et sans recourir au Parlement via l’examen d’un projet de loi de finances rectificatives (PLFR).
Si la légalité du décret n’est en rien contestable, le montant des crédits annulés (environ 1,3 % des crédits ouverts par la loi de finances pour 2024) n’excédant pas le plafond de 1,5 % fixé par la loi organique relative aux lois de finances (la « LOLF » faisant en France office de « constitution financière » de l’Etat), le recours à la voie réglementaire interroge par sa précocité et son ampleur.
Pris par le Premier ministre après que l’estimation de croissance pour 2024 a été ramenée le 18 février de 1,4 % à 1,0 %, le décret du 21 février a de quoi interrogé en effet sur la sincérité des prévisions initialement retenues par le Gouvernement pour construire son budget. D’ailleurs, à l’appui des saisines du Conseil constitutionnel, les parlementaires de l’opposition avaient estimé que la loi de finances pour 2024 méconnaissait le principe de sincérité budgétaire en raison, tout spécialement, de la surestimation de la prévision de croissance, jugée « élevée » par le Haut Conseil des finances publiques par rapport à l’hypothèse enregistrée par le consensus des économistes (+ 0,8 %), et de nature à dégrader le déficit public dont la prévision (4,4 % du PIB) paraissait elle-même « optimiste ». Et, de fait, le Gouvernement, dans le cadre du nouveau programme de stabilité (PSTAB) présenté en Conseil des ministres le 17 avril dernier, a été conduit à dégrader à 5,1 % du PIB sa prévision de déficit public pour 2024, soit 0,7 point de plus que le déficit prévu quelques semaines plus tôt.
L’argument n’avait pas trouvé grâce aux yeux du juge constitutionnel qui, dans sa décision du 28 décembre 2023, avait expressément écarté le grief tiré de l’insincérité de la loi de finances pour 2024. Rappelant notamment, à la lecture de la LOLF, sa définition du principe de sincérité budgétaire, il avait estimé qu’« il ne ressortait ni de l’avis du Haut conseil des finances publiques, ni des autres éléments soumis au Conseil constitutionnel, et notamment des prévisions de croissance du PIB pour 2024 établies par différentes institutions, que les hypothèses économiques sur lesquelles était fondée la loi de finances étaient entachées d’une intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre de la loi déférée».
Inutile de dire que si le principe de sincérité budgétaire est subjectivement appréhendé comme « l’absence d’intention de fausser » la loi de finances, l’unique grief alors susceptible de conduire à une censure serait celui tiré d’une mesure par laquelle le Gouvernement aurait cherché à tromper le Parlement de manière intentionnelle. Or, dans le champs exclusivement prospectif et projectif de la prévision économique, comment établir, preuves à l’appui, que le Gouvernement a eu l’intention de falsifier les « grandes lignes de l’équilibre » du budget en s’appuyant sur des chiffres sciemment manipulés ?
Un des plus solides obstacles à la censure d’une loi de finances sur le fondement de l’insincérité budgétaire demeure peut-être la Ve République elle-même, régime où le Gouvernement domine très largement l’ordre juridique, et en son sein l’élaboration du budget de l’État. Notons d’ailleurs que, d’un strict point de vue juridique, ce n’est pas la sincérité du projet de loi de finances qui est requise par la LOLF, mais bien la sincérité de la loi de finances elle-même, de sorte que c’est non le Gouvernement mais le Parlement ou tout du moins la majorité parlementaire ayant adopté le texte qui, le cas échéant, méconnaît le principe de sincérité budgétaire. Bref, si le Parlement adopte le projet avec les défauts signalés, l’insincérité est reportée sur lui en tant qu’auteur de la loi, y compris lorsqu’il y a été « contraint » par le fameux article 49, alinéa 3 de la Constitution.
La très grande réserve du juge constitutionnel à l’égard du grief d’insincérité de l’action budgétaire du Gouvernement est pour ainsi dire consubstantielle au parlementarisme rationnalisé de la Ve République. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans sa décision de 2012 portant sur la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, le Conseil constitutionnel prit soin d’insister à quatre reprises sur « la liberté d’appréciation et d’adaptation que le Gouvernement tient de l’article 20 de la Constitution dans la détermination et la conduite de la politique de la Nation ».
L’essentiel est que le débat qui a conduit à l’adoption de la loi de finances ait eu lieu en connaissance de cause, quand bien même les informations portées à la connaissance du Parlement manquaient de fiabilité. Informé, il pouvait corriger le projet qui lui était soumis pour adopter une loi conforme à des hypothèses économiques qu’il aurait jugées plus crédibles, ou éventuellement adopter une motion de censure pour renverser le Gouvernement accusé d’insincérité… Il eût fallu pour cela un peu de courage aux députés de l’opposition…
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Merci pour cette analyse éclairante.
On comprend surtout que nos législateurs on tout simplement oublié de faire simple en créant un terrain de jeu permettant le pinaillage qu’ils adorent!
C’est sincère ou insincère… point barre!
(dans le cas cité l’insincérité est criante et coupable)