Dormir occasionnellement dans un appartement en colocation, se faire conduire de l’aéroport au centre-ville, déménager avec l’aide d’une bande d’étudiants : de plus en plus de personnes ont recours aux offres diverses et souvent bon marché des plateformes numériques telles que Airbnb, Uber ou TaskRabbit. Bien que leur poids économique soit encore modeste, le recours aux livraisons a bondi pendant la pandémie et il pourrait encore augmenter.
Toutefois, les conditions de travail et les modalités de paiement de la « gig economy » (économie de petits boulots à la demande) font l’objet de critiques. Certains craignent que les plateformes numériques finissent par éroder les dispositions établies par l’État-providence et soient source de précarité.
Les données empiriques montrent une situation plus nuancée. Pour la majeure partie des travailleurs, il ne s’agit pas d’une source de revenus principale. Les plus qualifiés apprécient la flexibilité et la rémunération offertes par les missions de programmation, de conseil et de recherche. Il est vrai en revanche que les employés peu qualifiés et sans revenus alternatifs sont plus critiques : leurs tâches, peu attrayantes, sont presque impossibles à transformer en emplois intéressants.
Pour préserver le potentiel de la « gig economy », pour qu’elle soit réellement une opportunité d’emploi flexible, le monde politique devrait s’abstenir de lui appliquer les mêmes réglementations qu’au traditionnel.
Qu’est-ce que la « gig economy » numérique ?
Les plateformes de ces agences basées sur l’internet coordonnent l’offre et la demande de produits et de services occasionnels, ce qu’on appelle donc la « gig economy » numérique. Les transactions n’ont généralement lieu qu’une fois, ou pour des périodes très limitées.
Les économistes appellent ces arrangements des marchés « bilatéraux » et « multilatéraux ». Ce modèle commercial n’est pas fondamentalement nouveau – il a par exemple été utilisé par des sociétés de cartes de crédit, des marchés aux puces ou des centres commerciaux. Cependant, les nouvelles plateformes numériques se caractérisent par une croissance rapide, une grande mobilité et un faible nombre d’intermédiaires entre acheteurs et vendeurs.
Ceux qui louent leur canapé, qui font office de chauffeurs avec leur voiture personnelle ou qui donnent un coup de main pour un déménagement, ne sont pas des employés légaux d’Airbnb, Uber ou TaskRabbit. Il s’agit plutôt de « travailleurs de plateforme » indépendants, qui paient la plateforme pour ses services de coordination. Ils diffèrent donc non seulement des employés permanents, mais aussi des travailleurs indépendants hors ligne.
Les « gigs » numériques : rarement une source principale de revenu
Quelle est la taille de l’économie numérique des « gigs »? En Allemagne par exemple, et en 2017, l’OCDE ainsi que le ministère fédéral du Travail et des affaires sociales ont estimé que la part des adultes travaillant sur des plateformes numériques était d’environ 3 à 4 %, ce qui est proche de la moyenne des pays de l’OCDE. Aux Etats-Unis, des études réalisées par McKinsey et JP Morgan Chase ont estimé ce pourcentage à environ 4 %. Ce pourcentage augmente si l’on considère aussi le nombre important de personnes n’ayant travaillé que très temporairement : environ 7% en Allemagne, selon la source déjà citée. A l’échelle européenne, une autre étude a estimé cette part à10, 4 % en 2018 – là encore proche de la moyenne. Des recherches menées par l’université du Hertfordshire en 2016 suggèrent que qu’elle pourrait atteindre 14 % de la population active allemande.
Le travail sur plateforme est majoritairement utilisé comme revenu d’appoint. Le ministère fédéral du Travail et des affaires sociales allemand estime que les plateformes numériques ne sont la principale source de revenus que pour 28 % des personnes qui y ont recours. Mais… plutôt 10%, affirme une autre étude. Cette nouvelle forme de travail ne semble pas encore très bien cernée !
Un revenu complémentaire lucratif
La gig economy est encore petite, mais elle est en pleine croissance. De nombreux observateurs s’en inquiètent. Ils l’associent au dumping salarial, à un transfert des risques des employeurs vers les employés, à l’érosion des systèmes de sécurité sociale traditionnels et des négociations collectives. Selon les critiques, Uber, Just Eat et autres passent à travers les mailles des systèmes de réglementation classiques en se prévalant de leur rôle d’intermédiaires. Ce qui leur permet d’abuser de leur pouvoir sur le marché et d’imposer de mauvaises conditions de travail. Certains craignent qu’à long terme, les emplois actuellement protégés par la négociation collective ne se transforment progressivement en faux emplois indépendants non réglementés. Ce processus est déjà en cours dans les emplois domestiques peu qualifiés ainsi que dans les services de logistique et de transport.
Les données suggèrent toutefois que seule une minorité de personnes, dans la gig economy, souffre d’une condition de travail précaire. Les enquêtes datant de 2018 montrent qu’en Allemagne, juste après Airbnb (1ère place) et Just Eat (2ème place), une grande partie du travail sur les plateformes numériques concerne le conseil, la recherche et la programmation, avec des prestataires comme Freelancer (3e place), Clickworker (4e place), Testbirds (5e place) et Amazon M Turk (6e place). Les travailleurs de ces plateformes gagnent nettement plus que le salaire moyen de la population active et sont plus que satisfaits de leur sort. Seuls 5 % ont déclaré être dans l’économie de plateforme faute de mieux. C’est bien moins que dans l’économie hors ligne. Selon une étude réalisée en 2016 par McKinsey, 31 % des indépendants hors ligne aux États-Unis ont affirmé qu’ils préfèreraient un emploi permanent, contre seulement 13 % des indépendants en ligne.
Les emplois peu qualifiés : une opportunité supplémentaire
La gig economy est une source lucrative de revenus complémentaires pour les professionnels hautement qualifiés, elle l’est moins pour les autres nous l’avons vu, et ce sont ces derniers qui pâtissent le plus de la flexibilité qui pour les premiers est un atout. Cela dit, la question peut être posée : dans quelle mesure les conditions de travail peu attrayantes que connaissent les chauffeurs-livreurs ou les employés de maison sont-elles réellement liées à des plateformes comme Uber, Just Eat ou TaskRabbit ? Imaginons que ces plateformes soient interdites demain : cela conduirait-il à la création d’emplois standards offrant de meilleures conditions de travail ? Impossible de répondre précisément, aucune étude systématique n’ayant été réalisée. Mais donc impossible, aussi, de l’affirmer. Car les travailleurs peu qualifiés peuvent être facilement remplacés, et des allocations suffisamment élevées n’incitent pas à chercher du travail. En réalité, la gig economy crée probablement des opportunités supplémentaires précisément lorsque les risques entrepreneuriaux et les cotisations de sécurité sociale sont élevés.
Uber : une plateforme n’est pas un employeur
Uber est probablement la plateforme numérique la plus célèbre et le mieux étudiée de l’économie parallèle peu qualifiée. En évitant les réglementations qui nuisent à l’efficacité, telles que les taux de rémunération standard et les licences, et en utilisant des algorithmes innovants, elle parvient à proposer des courses à des tarifs nettement inférieurs à ceux des compagnies de taxi traditionnelles. Rapidité, efficacité, prix raisonables : pour les clients, il n’y a que des avantages.
Pour les chauffeurs, c’est plus discutable. Ils gagnent beaucoup moins, à l’heure, que leurs collègues titulaires d’une licence et ils ne bénéficient pas des nombreuses formes de compensation non monétaire. Ils sont souvent pris en exemple lorsque l’on parle des dangers de l’économie des plateformes numériques. Une enquête de Fairwork, en 2020, a étudié dix plateformes opérant dans des domaines peu qualifiés, en Allemagne : Uber a été classé au dernier rang pour les conditions de travail. La pression exercée par le lobby des taxis aidant, les politiques ont vigoureusement réagi : Uber est maintenant un employeur conventionnel et ses chauffeurs, des employés comme les autres. C’est une erreur.
Car il est indéniable, des analyses systématiques et représentatives le prouvent, que de nombreux chauffeurs Uber font ce travail pour se procurer un complément de revenu, que justement ils apprécient de pouvoir l’adapter à leur rythme, et qu’ils rejettent tout réglementation contraignante. La meilleure chose à faire pour eux serait de respecter leurs avis et de seulement chercher les moyens de leur apporter une sécurité accrue. En Allemagne, cela pourrait fonctionner par le biais d’un modèle analogue à celui du Fonds de protection sociale des artistes. Les travailleurs des plates-formes auraient droit aux paiements des agences d’assurance, sans pour autant que les plates-formes numériques deviennent officiellement leurs employeurs. Compte tenu de l’attrait décroissant des fonds de pension l’assurance publique ne devrait pas être obligatoire.
Lire l’article sur le site anglais de l’IREF