L’ordre géopolitique hérité de la Seconde Guerre mondiale subit des transformations importantes dans chaque partie du monde. Si l’Europe a focalisé l’attention au début du XXème siècle et le Moyen-Orient au sortir de la guerre froide, c’est l’Asie-Pacifique qui est au cœur des débats au XXIème siècle depuis le « pivot vers l’Asie » voulu par Obama. Cela s’explique par son poids démographique, économique et bien sûr par la montée de la superpuissance chinoise.
Face à l’hégémonie chinoise, et aux problèmes que cela implique pour ses voisins, un nouvel axe libéral s’esquisse, comme le montre le développement du Quad (Quadrilateral Defence Coordination Group), un forum stratégique informel composé de l’Inde, du Japon, de l’Australie et des Etats-Unis.
1. Le Quad
Le Quad a été créé pour un tout autre motif que la géopolitique : coordonner l’aide humanitaire des quatre pays après le tsunami de 2004. Naturellement, le forum a plus ou moins disparu une fois sa mission première achevée. Mais il est par la suite réapparu pour des raisons bien différentes, liées à la montée de la puissance chinoise.
Aujourd’hui le Quad se distingue par son ambition libérale et par la remarquable diversité des questions qui y sont traitées. Parmi les objectifs figurent la liberté de navigation, la stabilité régionale, la prospérité économique et le respect du droit international. Les enjeux abordés sont d’ordre à la fois géopolitique, économique, militaire, sanitaire et technologique. Par exemple, en novembre 2019 les représentants des quatre pays se sont réunis pour coordonner davantage leur politique de contre-terrorisme. Le mois suivant, ils ont discuté des enjeux liés à la cybersécurité. En septembre dernier ils se sont entretenus de la 5G. Le premier exercice militaire coordonné entre l’Inde, le Japon, l’Australie et les Etats-Unis a eu lieu ce mois-ci ainsi qu’un sommet portant sur la réponse économique post-Covid.
2. La réorganisation des forces de la région
Cette entente entre les quatre puissances est inédite et était inconcevable il y a encore dix ans. En 2007, il y avait déjà eu une tentative de rapprochement due à Shinzo Abe, premier ministre japonais, qui s’était soldée par un échec, l’Australie ayant eu peur de la réaction chinoise.
En effet, l’Australie a des liens commerciaux très forts avec la Chine, son premier partenaire à l’exportation : le marché chinois représente 34% des exportations australiennes, soit 175 milliards de dollars. Ce lien a bien sûr un temps poussé les dirigeants australiens à éviter de froisser leurs homologues chinois. Cependant, au cours des dernières années, l’Australie a eu le courage d’assumer une confrontation forte avec eux. Les autorités ont engagé des investigations contre l’espionnage chinois, ont bloqué l’implantation de Huawei sur le territoire, et ont suspendu certains accords d’investissements chinois. Dernièrement, l’Australie s’est distinguée en demandant l’ouverture d’une enquête internationale afin d’évaluer la responsabilité de la Chine dans la crise de la Covid-19. Xi Jinping a répondu de manière prévisible en bloquant certaines exportations australiennes.
L’Inde a également beaucoup évolué au cours des quinze dernières années. Depuis son indépendance, elle a adopté une tradition de non-alignement. En temps normal, elle ne se serait pas engagée dans une coopération si poussée avec le Quad. La politique de non-alignement fut particulièrement visible durant la guerre froide quand elle avait sollicité l’aide des Etats-Unis (et de la France) pour des livraisons d’armes et de ressources, puis avait signé un traité de défense avec l’URSS seulement quelques années plus tard. Par ailleurs la relation de l’Inde avec les Etats-Unis devint très compliquée lorsque les Américains se sont alliés avec son ennemi, le Pakistan. Une alliance avec les Etats-Unis aurait longtemps été considérée comme une trahison par l’opinion publique indienne. Cependant, un rapprochement a commencé à s’opérer au milieu des années 2000.
3. La montée de la puissance chinoise
La Chine est le catalyseur de ces évolutions. Économiquement, la montée de la puissance chinoise se caractérise par le projet des « nouvelles routes de la Soie » lancé en 2013. Soixante pays représentant 2/3 de la population mondiale sont impliqués, la Chine ayant pour ambition de refonder totalement l’ordre économique de la région. Ainsi, le gouvernement chinois signe des contrats très importants pour la construction d’infrastructures dans les pays concernés, et propose des prêts colossaux à taux avantageux. Cela laisse présager une très forte dépendance des partenaires, ce qui pourrait avoir des conséquences très graves pour la stabilité de la région dans le futur. L’expansion économique chinoise inquiète particulièrement l’Australie : la Chine s’emploie à racheter des entreprises australiennes et s’immisce dans la politique du pays.
Les inquiétudes sont aussi bien sûr d’ordre sécuritaire. L’armée chinoise a développé son emprise militaire à ses frontières, et plus particulièrement dans l’Océan Indien et en Mer de Chine méridionale. La militarisation d’îles contestées, les incursions sur les territoires japonais, ainsi que les récents affrontements dans la région du Cachemire contre l’armée indienne (faisant 63 morts au total) sont autant d’événements qui inquiètent ses voisins.
L’affirmation de la puissance chinoise et les dangers que cela implique pour l’Australie, le Japon et l’Inde, sont donc le moteur de ce recentrage autour des États-Unis.
4. Une relation à consolider dans le futur
La convergence entre les quatre puissances doit cependant être relativisée : le Quad n’a aucun statut diplomatique à proprement parler, contrairement à l’OTAN ou à l’ACEUM par exemple. Ce n’est pas une alliance, un traité, ou une organisation mais plutôt le révélateur d’intérêts de plus en plus convergents face à la Chine. Une opposition franche et institutionnelle est impossible pour le moment car les membres du Quad sont encore très liés à la Chine, leur premier partenaire commercial. Cette tendance n’est donc pas inscrite dans le marbre et doit être considérée avec prudence. Cependant, elle peut être positive au vu de la paralysie des structures internationales (l’ONU et l’OMC en tête) depuis quelques années. Le Quad est peut-être le précurseur d’un nouveau genre de diplomatie plus pragmatique, moins institutionnelle.
L’enjeu est donc de savoir si ces quatre pays vont réussir à poursuivre leur coopération et en attirer d’autres, comme la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et surtout les membres de l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est). L’ASEAN affirme vouloir rester neutre et ne pas se rapprocher trop des pays du Quad. Cela s’explique bien sûr par sa proximité géographique avec la Chine ainsi que par ses liens économiques étroits avec elle.
La France a récemment renforcé sa coopération avec les pays du Quad au travers d’accords bilatéraux, en 2018 et 2019. Si Emmanuel Macron a d’abord semblé se positionner en faveur de « l’Axe Indo-Pacifique » et a appelé à un « nouvel ordre géostratégique » face au défi « hégémonique » chinois, la diplomatie française s’est par la suite montrée plus prudente en se contentant de prôner le multilatéralisme des alliances locales.
Sources
https://www.heritage.org/global-politics/commentary/its-not-nato-quad-group-can-get-results-asia
https://www.heritage.org/global-politics/report/the-quad-should-promote-economic-freedom-quick-covid-19-recovery
https://www.iiss.org/blogs/analysis/2018/01/revived-quad
https://www.heritage.org/asia/commentary/the-fundamentals-the-quad
https://www.iiss.org/blogs/analysis/2019/05/us-and-japan-in-indo-pacific
https://www.state.gov/u-s-australia-india-japan-consultations-the-quad-3/
https://www.heritage.org/trade/commentary/australia-becomes-growing-target-chinas-belligerence
https://www.cfr.org/backgrounder/chinas-massive-belt-and-road-initiative
https://www.economist.com/international/2020/11/17/naval-drills-in-the-indian-ocean-give-bite-to-the-anti-china-quad
https://wits.worldbank.org/CountryProfile/en/Country/IND/Year/2018/TradeFlow/EXPIMP/Partner/by-country/Product/Total