Les libéraux s’accordent généralement sur l’importance de protéger la propriété matérielle, corporelle, mais ils se divisent sur la question de l’existence, ou non, d’une propriété intellectuelle. Il est vrai que dans ce dernier domaine, la propriété n’est pas toujours d’évidence. Les mathématiciens virtuoses qui énoncent des théorèmes fondateurs devraient-il en être propriétaires ? Et les chercheurs géniaux qui découvrent les techniques des ciseaux génétiques–CRISPR ? Les uns et les autres ont travaillé sur la nature qui nous est donnée et n’ont fait qu’en exploiter des dimensions complexes et encore inconnues. Pourtant l’opinion commune et le droit usuel tendent à refuser la propriété intellectuelle à la formule mathématique et à l’accorder aux découvertes scientifiques. D’ailleurs de très nombreux brevets ont été déposés sur les ciseaux génétiques et font l’objet de litiges ardents. Peut-être simplement parce que la formule mathématique reste purement théorique au premier abord alors que les ciseaux génétiques ont d’immenses potentialités médicales et lucratives ! Mais les enjeux financiers ne justifient pas tout.
A quoi servirait de garder un brevet sans en tirer profit ?
Certains auteurs comme Stéphan Kinsella soutiennent que les brevets et les droits d’auteur et des marques sont contraires à la raison même de la propriété et à un marché libre. En France, Louis Rouanet écrit que la propriété intellectuelle « ne fait qu’enchaîner le commerce et concentrer les industries » (Contrepoints le 26 décembre 2014). Il considère notamment que la propriété doit être protégée sur les biens rares dont l’usage est rival, c’est-à -dire pour lesquels l’usage par l’un prive l’usage par l’autre : j’occupe ma maison d’habitation en empêchant d’autres de l’habiter et sa propriété doit m’être garantie de telle façon que personne ne puisse venir l’occuper à ma place. Mais, dit-il, tout le monde peut fredonner une chanson et il est anormal que le créateur de la chanson ait un droit d’auteur. Il craint que la protection des brevets empêche le processus cumulatif souvent nécessaire à l’éclosion des grandes découvertes, en interdisant à un chercheur d’améliorer un produit breveté. Et en effet, cela pourrait arriver, mais certains chercheurs pourraient aussi ne pas développer leurs recherches à défaut d’être assurés de pouvoir les protéger, car pourquoi travailler gratuitement pour les autres ? Il est plus vraisemblable que les chercheurs soient incités à trouver de nouveaux procédés pour pouvoir les utiliser aux fins de nouvelles productions ou pour les concéder contre rémunération. A quoi servirait de garder un brevet sans en tirer profit ?
Il n’y a pas de raison que la propriété intellectuelle soit moins protégée que tout autre propriété
Au surplus, la protection des brevets et plus généralement de la propriété intellectuelle n’est qu’une option laissée au créateur. Chacun est libre de ne pas déposer de brevet ou de renoncer à sa propriété intellectuelle. Comme Tesla qui a déclaré qu’elle ne poursuivrait plus en justice ceux qui utilisent les technologies qu’elle a développées. Certains préfèrent le secret des affaires aux brevets parce que ceux-ci sont en général délivrés pour 20 ans alors qu’un secret bien gardé, comme celui de la formule du Coca-cola, peut être presque éternel. Ce qui n’a pas empêché qu’un concurrent crée le Pepsi cola ! Au contraire. quand un produit breveté est bon, à défaut de pouvoir en acheter les droits, les producteurs concurrents sur le marché vont essayer de trouver un autre procédé. C’est souvent cette compétition qui pousse à l’éclosion, au cours d’une même période de temps, de diverses inventions tendant à la mise sur le marché de produits concurrents et différenciés. Ce qui peut faire apparaître des procédés améliorés, alors que si le premier procédé innovant n’avait pas été protégé par un brevet chacun l’aurait utilisé sans chercher à en créer de meilleurs. En ce sens les brevets accélèrent le progrès industriel plus qu’ils ne le retardent.
D’une manière générale, il n’y a pas de raison que la propriété intellectuelle soit moins protégée que tout autre propriété. Nous reconnaîtrions la propriété sur son automobile électrique à un inventeur qui l’aurait construite selon des procédés nouveaux, de son invention, et nous la lui refuserions sur ces procédés ?
La propriété littéraire elle-même n’est pas moins importante. Certes, l’absence de droits d’auteur en Allemagne au début du XIXème siècle n’a pas empêché Schopenhauer, Kant ou Hegel de vendre leurs livres et d’être reconnus. Mais il s’agissait de Schopenhauer, Kant ou Hegel. Serait-il normal qu’un auteur insuffisamment connu pour que sa production soit reconnaissable puisse être pillé sans vergogne ? Il n’y a plus de justice lorsqu’on ne reconnaît plus à l’homme la propriété de son travail, car alors il ne peut plus le céder, en donner licence… Adam Smith écrivait que « la propriété que tout homme a de son travail est le fondement primitif de tout autre propriété, elle est la plus sacrée et la plus inviolable de toutes» (Enquête sur la nature et les causes de la Richesse des Nations, PUF, 1995, p. 143). Archimède qui découvre un principe inscrit dans la nature ne peut pas réclamer de droits de propriété parce que c’est la nature qui lui a offert cette découverte qu’il n’a eu « qu’à » apprendre à « lire ». Les ciseaux génétiques CRISPR sont le fruit de travaux nombreux et successifs mais ressortent principalement de l’inventivité d’un ou plusieurs chercheurs qui ont trouvé ce procédé dans leur travail et dans leur tête plutôt que dans la nature.
L’absence de propriété intellectuelle serait sans doute beaucoup plus préjudiciable, autant à la justice qu’à l’économie
Bastiat rappelait que toute propriété est essentielle et en particulier la propriété littéraire. Il contestait même le fait que celle-ci ne soit protégée que 20 ans après la mort de l’auteur. Il en va de même de la propriété scientifique en ce sens qu’elle est produite par l’essence de nos facultés. « La propriété, écrivait Bastiat dans une lettre du 9 septembre 1847, de ce qu’on a produit par le travail, par l’exercice de ses facultés, est l’essence de la société. Antérieure aux lois, loin que les lois doivent la contrarier, elles n’ont guère d’autre objet au monde que de la garantir ».(Œuvres complètes, vol. 2, p. 340.)
Curieusement, il y a peut-être aujourd’hui une forme d’exagération dans le droit de propriété accordé aux auteurs sur les œuvres qu’ils vendent. Ils veulent céder la propriété de leurs œuvres tout en en gardant la propriété intellectuelle puisqu’ils défendent que l’œuvre soit modifiée, ou seulement mise en valeur autrement, sans leur accord. A ce titre, par exemple, la succession de l’artiste américain Cy Twombly réclame aujourd’hui la remise en l’état antérieur et des dommages et intérêts au Louvre, qui a déplacé les œuvres de la salle dont ledit artiste avait fait le plafond en 2010. Le concepteur artistique d’un élément décoratif d’une salle du Louvre pourrait ainsi obliger le musée à laisser en l’état cette salle et les objets qui y sont exposés pour l’éternité ! Il y a probablement là abus de ces auteurs qui outrepassent précisément le droit de propriété de leur acquéreur.
Il ne s’agit donc pas de nier que les droits de propriété intellectuelle puissent donner lieu à quelques excès, au demeurant corrigibles, ou à des incertitudes, mais de conclure que l’absence de propriété intellectuelle serait sans doute beaucoup plus préjudiciable, autant à la justice qu’à l’économie.
5 commentaires
La propriété intellectuelle est parfois illégitime
L’effet principal de la propriété intellectuelle est de donner un monopole à un producteur. Dans certains cas cela peut se révéler catastrophique.
Quand William Henry Gates III passe un accord d’exclusivité avec IBM pour les PC et fait réaliser son système d’exploitation par un sous traitant qui travaille “tous droits abandonnés“, il crée, sans le moindre mérite personnel, sans la moindre compétence, un monopole qui va condamner l’industrie du personnal computer à travailler avec Microsoft et sa technique minable qui aura fait perdre un nombre d’heures incalculable aux utilisateurs de PC.
C’est ainsi que l’on devient l’homme le plus riche du Monde.
Faut-il lui donner la légion d’honneur ou lancer un mandat d’arrêt international contre lui ?
La propriété intellectuelle est illégitime
Vous justifiez votre position par une succession de pétitions de principe (les gens n’inventeraient rien sans les brevets) et de nombreuses contre-vérités quant à l’action humaine pourtant observée chaque jour.
La notion même de propriété n’est pas discutée alors que si elle l’était, vous auriez pu vous rendre compte que ce n’est pas de propriété dont on parle (très loin de là ) mais bien simplement d’une forme de prédation sur le bien d’autrui sans son consentement (et parfaitement arbitraire qui plus est : il n’y a aucun moyen simple de savoir si on viole des brevets).
Le brevet sert à permettre aux uns de voler les autres en utilisant la coercition étatique/judiciaire. C’est ni plus ni moins qu’une forme de redistribution politique permise par les États (pour s’assurer des clientèles électorales).
Au total, le coût imposé à la société du fait de l’existence des brevets est faramineux et sans commune mesure avec les sommes que les uns payent aux autres. On ne peut qu’imaginer tout ce qui existerait en l’absence de brevets et qui n’existe pas du fait de leur existence, tous ces prix qui baisseraient en l’absence de brevets etc. Les populations modestes sont comme d’habitude les premières victimes de ces brevets.
Le mauvais exemple
@François Martin
Votre remarque est intéressante et j’opte volontiers pour le mandat d’arrêt ! Mais pour une autre raison. Il me semble que le problème n’est pas du tout au niveau que vous le décrivez. Quand Microsoft a fait développer MS-DOS, il existait d’autres OS sur le marché, par exemple CP/M. Ce qui a créé un monopole de fait n’est pas dans l’exclusivité de MS-DOS, mais dans les manœuvres marketing de Microsoft. Par exemple, Windows s’est propagé sur tous les PC par le système de licence diabolique de Microsoft et pas par la qualité de son produit. Apple a toujours proposé une alternative et aujourd’hui il y a également Linux, pour ne parler que de systèmes d’exploitation grand public. Personnellement j’ai travaillé sur Apple II, puis sur les premiers Macintosh, je n’ai jamais été contraint de subir MS-DOS puis Windows, même si j’ai également développé dessus.
Concernant le sujet, je ne connais aucun exemple dans lequel la propriété intellectuelle ait constitué un monopole durablement incontournable par une autre invention.
@Philippe
Vous oubliez l’accord d’exclu avec IBM
On n’a jamais été obligé d’acheté un PC
@François Martin
L’accord d’exclusivité entre Microsoft et IBM n’a jamais empêché Commodore de sortir le PET, Tandy de sortir le TRS-80, Texas Instrument de sortir le TI-99, Atari, Sinclair, et compagnies de sortir des machines différentes. Vous ne retenez que le tandem Microsoft/Compatible PC, mais le marché était, à l’époque, très riche en diversité. Beaucoup plus riche qu’aujourd’hui. Mais le problème n’est pas à ce niveau. Le problème ce sont les clients. Pourquoi ont-ils misé massivement sur Microsoft et pas sur la concurrence ? Par effet grégaire. Il me paraît évident que les monopoles sont d’avantages construits par les clients que par les entreprises.