À quoi est due la période de prospérité sans précédent qu’ont connue l’Europe et le reste du monde à partir du XIXe siècle ? C’est la question centrale du livre coécrit par deux universitaires, Deirdre McCloskey et Art Carden, dont la traduction française vient de paraître sous le titre Laissez-moi faire et je vous rendrai riche (Genève, Markus Haller, 2025). Au fil de cette analyse passionnante et fouillée, ils montrent que ce « Grand enrichissement » a pour principale cause ce qu’ils appellent le « pacte bourgeois », fondé sur l’adoption de la liberté économique, l’entrepreneuriat, l’échange libre et l’innovation. En somme donc, le libéralisme, ce système apparu vers la fin du XVIIIe siècle en Europe, et dont l’application a permis à des milliards d’individus de voir leur niveau de vie s’améliorer d’une manière jusqu’alors insoupçonnée. Bien sûr, tout n’est pas parfait, loin de là , dans les sociétés libérales, mais nous n’avons que trop tendance à oublier que le libéralisme, loin de ne favoriser que les « riches » comme on l’entend régulièrement, bénéficie en réalité au plus grand nombre, ce qu’aucun autre système économique n’a jamais réussi à faire dans toute l’histoire de l’humanité. Rappelons ici quelques chiffres, donnés par les auteurs du livre : en 1800, dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, le revenu moyen était de 6 dollars par jour (chiffres exprimés selon le cours actuel). « Aujourd’hui, poursuivent McCloskey et Carden, ce chiffre s’établit à environ 130 dollars aux États-Unis, et 33 dollars en moyenne dans le monde, ce qui représente un doublement à chaque génération. Les très pauvres sont les principaux bénéficiaires de cette évolution » (p. 23). Non seulement donc les inégalités dans le monde ne se sont pas creusées depuis 75 ans, contrairement à ce qu’on répète un peu partout sans prévention, elles ont au contraire « diminué de façon spectaculaire » (ibid.).
À l’instar de l’essayiste Johan Norberg, Deirdre McCloskey et Art Carden figurent au nombre de ceux qu’on pourrait appeler les optimistes en économie, lesquels, au rebours du pessimisme ambiant copieusement relayé par les médias en tous genres, considèrent que l’époque actuelle est somme toute de beaucoup préférable aux périodes antérieures, où l’innovation et la technologie étaient fort peu développées. Si le pessimisme pouvait autrefois se justifier, ainsi par exemple dans le régime de monarchie absolutiste d’un Louis XIV qui avait usurpé l’ensemble des pouvoirs qui devraient normalement être dévolus aux différents acteurs d’une même société, ce même pessimisme ne devrait plus avoir cours de nos jours, tant les progrès accomplis par l’humanité en plus de deux cents ans ont été gigantesques, avec leurs répercussions positives sur le niveau de vie en général.
D’ailleurs, de telles avancées n’auraient jamais été possibles sans l’émergence au début de l’époque moderne de ce qui est à la fois une philosophie et une éthique universelle : l’individualisme – pourtant honni de toutes parts aujourd’hui, aussi bien à gauche qu’à droite. Comme l’écrit Nicolas Jutzet dans son avant-propos : « Cette dynamique positive s’explique par un changement culturel qui a vu naître et triompher l’idée que les individus ne sont pas les simples moyens au service d’une finalité collectiviste, mais des êtres indépendants qui peuvent chercher eux-mêmes leur bonheur. McCloskey et Carden parlent d’un Pacte bourgeois, qui voit les sociétés devenir prospères dès qu’elles laissent les humains faire » (p. 11). Le Pacte bourgeois est, comme l’écrit encore Nicolas Jutzet, « ce système qui respecte la liberté des individus et les laisse vivre sans leur dicter leurs choix » (p. 13). Non seulement l’individualisme est moral car il repose sur le respect des droits légitimes de l’individu, et notamment sur le droit de propriété, mais, sur un plan plus utilitariste, lui seul permet aux sociétés libres de prospérer de manière harmonieuse, là où toutes les expériences de collectivisation ont toujours et partout échoué.
L’ouvrage dont il est ici question se veut également une exhortation à renouer avec le principe d’origine française (mais en réalité universel) du « laissez faire ». On sait comment le ministre de Louis XIV, Colbert, voulant se rendre utile à l’économie du pays, demanda un jour à des commerçants et des entrepreneurs : « que puis-je faire pour vous être utile ? ». L’un d’entre eux, un dénommé Legendre, lui répondit : « laissez-nous faire ». Ce principe du laissez faire fut remarquablement incarné en France par Pierre de Boisguilbert, Turgot, Jean-Baptiste Say, Destutt de Tracy et Frédéric Bastiat, et il est au fondement même de ce qu’on appellera plus tard l’ « école autrichienne » en économie (dont les principaux représentants au XXe siècle furent Mises et Hayek). À cet égard, McCloskey et Carden rappellent que l’expression « Laissez faire », « si inquiétante, écrivent-ils, pour des étatistes modernes (persuadés que tout doit être planifié par l’État à Paris pour fonctionner correctement), a été conçue en France au début du XVIIIe siècle », avant d’être « reprise par les libéraux de la sphère anglophone, à commencer par des Écossais comme David Hume et Adam Smith », pour finalement revenir dans l’Hexagone grâce à Jean-Baptiste Say » (p. 19). Or il n’est pas exagéré de dire que quasiment toute notre classe politique actuelle est favorable, à des degrés divers, au collectivisme étatiste, et que presque personne ne se réclame du laissez faire. La stagnation et les innombrables blocages que notre pays ne connaît que depuis trop longtemps viennent sans doute fondamentalement de là . De ce point de vue, Laissez-moi faire et je vous rendrai riche plaide aussi pour le retour d’un un véritable libéralisme français, qui est selon les auteurs à la fois « possible » et « souhaitable » (ibid.). « Souhaitable », nous en convenons volontiers ; « possible », espérons qu’ils disent vrai, tant notre société est collectivisée et étatisée, et ce jusque dans les mentalités de très nombreux Français.