Consternation parmi les partisans de la censure sur internet. La Cour suprême, à l’occasion de deux décisions conjointes rendues le 18 mai, refuse de considérer que les réseaux sociaux sont assimilables à des journaux ou des maisons d’édition. La liberté d’expression qui permet à pratiquement tous les points de vue d’être publiés en ligne, sans le filtre devenu hyper-partisan des rédacteurs et éditeurs de la presse traditionnelle, s’en trouve renforcée. En tout cas pour l’instant.
Les réseaux sociaux sont devenus le dernier refuge de la libre parole contre la culture « woke »
La juridiction américaine de dernière instance a en fait évité de trancher dans le débat qui continue de faire rage au Congrès et dans l’opinion américaine. Elle ne dit pas jusqu’où Twitter, Google (par le biais de sa filiale Youtube), ainsi que Facebook, dont la maison mère s’appelle désormais Meta Platforms, sont considérés comme inattaquables pour les contenus publiés par leurs utilisateurs.
Probablement par calcul, afin d’éviter d’ouvrir une boîte de Pandore qui l’aurait forcée à entrer dans un délicat travail d’analyse des contenus publiables ou non, la cCour ne remet pas en question la constitutionnalité de  la section 230 de l’article 47 de la loi de 1996, baptisée Communications Decency Act. Cet alinéa, rédigé avant que l’on puisse  imaginer ce qu’internet est devenu, reste donc le fondement du modèle économique des réseaux sociaux.
La Cour suprême refuse ainsi de bouleverser le statu quo favorable aux géants du numérique qui vivent de la publicité vendue autour de contenus qu’ils n’ont pas produits et qui sont postés souvent de manière anonyme par des milliards de leurs usagers. Le juge Clarence Thomas, en rédigeant la plus importante des deux décisions de la Cour, rappelle l’ahurissante évidence : « Chaque minute de chaque jour, approximativement 500 heures de vidéo sont chargées sur Youtube, 510.000 commentaires sont postés sur Facebook, et 347.000 le sont sur Twitter ». Comment pourrait-on accuser ces plateformes de ne pas intercepter immédiatement ce qui est le plus odieux ?
Les conservateurs, tout comme les « progressistes », sont néanmoins mécontents de la liberté qui règne sur les plateformes internet. Pour les premiers, ces nouveaux modes de diffusion de la culture et de l’information soumettent tout particulièrement les jeunes à des messages toxiques. De la pornographie au racisme, en passant par l’appel à la violence et l’endoctrinement, les éléments les plus vulnérables de la société sont bombardés de contenus dangereux sur leurs smartphone, tablettes et ordinateurs.
À gauche, on déplore aussi ces maux, mais on s’attache surtout à dénoncer le fait que les réseaux sociaux sont devenus le dernier refuge de la libre parole contre la culture « woke », contre les théories du genre et de la colonisation du monde par des hommes blancs, ou contre les dogmes anti-capitalistes de l’écologisme au nom du sauvetage de la planète.
La gauche américaine, non contente de faire régner sa police de la pensée sur tous les grands quotidiens à l’exception du Wall Street Journal et du New York Post, sur toutes les chaînes de télévision à l’exception de Fox News, dans toutes les grandes universités, dans la majorité des écoles publiques, et au sein de tous les studios de Hollywood producteurs de films et séries, voudrait aussi verrouiller le dernier média qui lui échappe: internet.
Les démocrates se rangent aussi aux côtés des activistes qui souhaitent bâillonner les entreprises
Comme en Europe, où le mouvement favorable à la censure des réseaux sociaux est encore plus avancé, la gauche américaine veut que des « modérateurs » filtrent plus systématiquement ce qui se dit sur Twitter par exemple. On pourrait librement y clamer que la terre est plate, en revanche il faut absolument interdire tout message contestant que le réchauffement climatique soit causé par l’activité humaine.
D’une manière générale, les démocrates se rangent aussi aux côtés des activistes qui souhaitent bâillonner les entreprises et les intérêts privés, libres de s’exprimer sur les réseaux. Les républicains veulent en revanche empêcher la censure de points de vue conservateurs. Un troisième courant, minoritaire, que l’on pourrait qualifier de libertarien, laisserait pratiquement libre l’expression sur internet, arguant que la contradiction et l’exercice individuel du jugement sont les éléments essentiels de la vie démocratique. C’est le point de vue d’Elon Musk qui a dépensé plus de 40 milliards de dollars de sa fortune personnelle pour acheter une entreprise en difficulté chronique, Twitter, en vue d’en refaire le forum mondial de la liberté d’expression.
Sur le fond la Cour suprême a d’abord tranché dans un litige opposant Twitter, Google et Facebook à la famille d’une victime d’une attaque terroriste islamiste à Istambul en 2017. Cette dernière arguait que l’État Islamique avait utilisé leurs plateformes pour recruter et former des terroristes d’une manière générale. Leurs algorithmes avaient permis de faire la propagande des auteurs de l’attentat, même s’ils n’étaient pas directement responsables des attaques.
Pour la Cour, ce lien n’est pas suffisant pour rendre les réseaux ne serait-ce que partiellement responsables. Les plateformes numériques qui tentent de supprimer, lorsqu’elles les découvrent, les vidéos pro terroristes, ne savaient pas que ces attentats se préparaient. Elles n’ont pas délibérément et en connaissance de cause aidé à les organiser. Dans l’autre affaire, la section 230 n’est pas non plus abordée de front. Mais le même raisonnement s’applique : les réseaux sociaux ne peuvent être tenus indirectement responsables des attaques terroristes de novembre 2015 à Paris.
Pour autant, le débat sur l’avenir de la section 230 est loin d’être clos. Le Congrès, coupé en deux, est toujours incapable de trouver une meilleure définition du rôle des propriétaires des réseaux sociaux. En attendant, la Cour suprême, usant d’une approche minimaliste, a sauvé le statut juridique qui protège la liberté d’expression de presque tous.