Le 3 novembre Kent Walker, vice-président de Google, répondait aux accusations de pratiques anticoncurrentielles émises par la Commission européenne à l’encontre du géant de Mountain View. Depuis 2010, le serpent de mer de la politique antitrust européenne à l’égard de Google resurgit régulièrement. La commission reproche notamment à Google de favoriser son propre comparateur de prix, Google Shopping, ce qui constituerait une forme d’abus de position dominante. Après Intel ou Microsoft, les accusations « anti-trust » se suivent et se ressemblent évidemment un peu. Une meilleure compréhension du phénomène concurrentiel devrait pourtant rendre les autorités plus humbles en matière de volonté de « régulation » de la concurrence, et de ce point de vue la réponse de Google à la commission est assez fondée.
Trop souvent la politique concurrentielle s’inspire en effet d’une analyse « néoclassique » de la concurrence, héritée des modèles de concurrence « pure et parfaite », qui insiste sur la nécessité d’un nombre élevé et d’une taille individuelle réduite des acteurs, afin, notamment, qu’aucun producteur n’ait un pouvoir de marché. Cette analyse a été pourtant sérieusement critiquée car elle participe d’une vision statique de la concurrence : son critère (in fine, la part de marché) est en effet appliqué à un état ou une « structure » du marché à un temps t. C’est une photographie du marché, en somme.
Or, la concurrence est tout le contraire d’un état à un moment donné : c’est en réalité un processus, qui voit des entreprises grandir et souvent péricliter, voire disparaitre. Les producteurs se font concurrence en permanence, au sens le plus dynamique du terme, dans une sorte de course sans fin, avec innovation, nouveaux produits rendant de nouveaux services etc. Bref, la concurrence n’est pas une photographie, mais un film – qui ne finit pas.
Il y a trente ans IBM se faisait concurrencer par le petit Apple, qui lui même a failli mourir dans les années 90, avant de rebondir, notamment grâce à un autre marché, celui de l’iPod. En 1996 Netscape détenait plus de 80 % du marché des navigateurs web. En 2003 la concurrence l’avait réduit à presque rien. Même en critiquant les pratiques de Microsoft pour imposer Explorer à l’époque, c’est surtout les piètres performances techniques de Netscape, relativement à Explorer, qui conduiront à sa chute. En 2008 Netscape n’existait plus (même s’il est en partie ressuscité dans Mozilla). Google lui-même a détrôné Altavista et Yahoo qui dominaient le marché des moteurs de recherche au début des années 2000. En matière de moteurs de recherche d’ailleurs, le coût de passage d’un moteur à un autre est très bas pour le consommateur.
Ensuite, qu’est-ce qu’un « marché » ? La question est d’importance, la définition précise d’un marché étant en effet assez compliquée en pratique. Établir des frontières précises, mettre des activités dans des « boîtes » théoriques, ne relève-t-il pas de l’impossible ? La raison, en général, en est que les produits répondent à plusieurs besoins – ils sont des paquets de services. En cela des produits apparemment différents peuvent se faire concurrence sur certains des services similaires qu’ils rendent. La notion de substitution entre produits est en effet large, notamment du fait d’une donnée fondamentale : la valeur subjective des consommateurs. Des marchés différents peuvent ainsi se « retrouver » sur un service. Google a par exemple rappelé que son plus gros concurrent est en réalité Amazon, qui est la « porte d’entrée » préférée des consommateurs (notamment aux Etats-Unis, avec une proportion de 55% contre 28% pour Google) pour l’e-shopping et la comparaison de prix.
La concurrence c’est l’innovation
La définition du produit peut également donner des surprises du fait du contexte de marché en mutation constante. Pour les systèmes d’exploitation par exemple, Microsoft a dégringolé en une décennie de ses 95% de part de marché du milieu des années 2000, du fait de son retard sur les systèmes d’exploitation de téléphone portable, où Google avec Android et Apple avec iOS se sont montrés bien plus innovants.
Ces réalités ont des implications importantes en matière de possibilité d’une politique de la concurrence. Tout d’abord, choisir une « image du film » à un moment donné pour juger si tel ou tel marché est concurrentiel ou pas revient à une décision arbitraire. Cette attitude relève du problème, bien connu, de la connaissance (ou plutôt de son absence ou de sa limitation) du régulateur : puisque la concurrence est un processus qui génère de l’innovation et du changement, par définition, on ne peut pas connaitre par avance la prochaine étape. Ensuite, une politique fondée sur une définition simpliste du « marché » peut, elle aussi, se fourvoyer pour des raisons similaires d’inconnaissance. Enfin, la théorie des choix publics nous rappelle que les concurrents ont souvent un intérêt évident à faire pression sur les agences de régulation afin de « casser » le concurrent le plus important.
Autant de raisons qui militent pour une politique de la concurrence plus humble et moins interventionniste.