Jean-Philippe Feldman, dont la lettre de l’IREF publie régulièrement des chroniques, est spécialiste de l’histoire des idées politiques. Il est professeur agrégé de droit, enseignant à Sciences Po et avocat. Il nous livre un ouvrage fort bien documenté qui déroule l’histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron comme l’explique le sous titre. C’est une exception française, ou presque, car les pays anglo-saxons ont une vision différente de la société et de la politique, plus libérale, plus individualiste, et, avec les pays latins tels que l’Espagne et l’Italie, leurs institutions sont moins centralisatrices. La France est en Europe « la nation la plus rétive au libéralisme ?… la plus socialisée et la plus réfractaire au changement » (p. 17).
Certes, ce centralisme a été hérité de la monarchie et particulièrement du colbertisme, même s’il était alors, comme l’observe l’auteur, d’un degré bien inférieur, limité par une mosaïque géographique. C’est la Révolution et l’Empire qui ont voulu se rendre maître de la société en accaparant l’Etat. Ils voulaient gouverner l’esprit des citoyens : « La même impulsion se trouve donnée au même instant à plus de 40 millions d’hommes » (p. 23) annonce fièrement au Conseil d’Etat en 1806 Napoléon. L’année précédente, il lui avait déjà déclaré : « Mon but principal, dans l’établissement d’un corps enseignant, est d’avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales» (p. 389). On comprend pourquoi l’éducation privée fut alors interdite et ne put revivre que tardivement sous le carcan de l’Etat qui conserve encore aujourd’hui le monopole de la collation des diplômes. J. Ph. Feldman n’épargne pas à cet égard les révolutionnaires de 1789 qui après avoir aboli dans la nuit du 4 août des droits de propriété de la noblesse, ont le 26 août 1789, proclamé les droits de l’homme, notamment le droit de propriété, et encadré les expropriations, pour deux mois plus tard se saisir de toutes les propriétés du clergé ! Ils voulaient la liberté au filtre de la loi et un pouvoir parfait à partir des droits de l’homme. Dans la lignée de celui des rois, leur légicentrisme presque exclusif, remis par eux aux mains d’un pouvoir législatif omnipotent annonçait les fureurs de 1793. Peut-être faut-il nuancer car la Déclaration des droits de l’homme de 1789, avec tous ses défauts a aussi apporté des garanties aux libertés dans l’esprit de la Grande Charte anglaise de 1215 fondatrice de l’état de droit.
Mais c’est vrai que le XIXème siècle français qu’on a dit libéral l’a en fait été bien peu comme le démontre Jean-Philippe Feldman. En 1858, Morny s’exclame, comme on pourrait le faire aujourd’hui, que « Grâce à l’appareil législatif que nous a légué le passé, on ne peut pas remuer une pierre, creuser un puits, exploiter une mine, élever une usine, s’associer, et pour ainsi dire user et abuser de son bien, sans la permission ou le contrôle du pouvoir central» (p. 24). C’est que l’interventionnisme napoléonien, analysé dans cet ouvrage par le menu, n’a guère été remis en cause par ses successeurs, pas même par Louis-Philippe et peut-être encore moins par Louis Napoléon qui, jeune, considérait qu’un gouvernement doit être « le moteur bienfaisant de tout organisme social » (p. 80). Avec la Troisième République, les lois sociales nourriront l’intrusion de la contrainte étatique dans les rapports sociaux tandis que lors de la seconde guerre mondiale le programme de la Résistance disputera au pétainisme la palme d’or de l’étatisme que ne renieront ni De Gaule ni Mitterrand et leurs épigones. Ainsi, tandis que l’Angleterre s’est délibérément ouverte aux échanges internationaux au milieu du XIXème siècle, la France est toujours restée protectionniste, ce qui y explique sans doute le retour en force du souverainisme contemporain. Tandis que les pays anglo-saxons ont plutôt cultivé l’admiration de ceux qui y réussissaient, les Français se sont enfermés dans un égalitarisme envieux.
La puissance recherchée de l’Etat français s’est accompagnée, bien entendu, de finances publiques toujours alourdies et toujours (ou presque) déficitaires. Le fardeau fiscal en a ainsi été sans cesse plus pesant, parfois jusqu’à l’oppression. Selon Pierre Chaunu, « La France en 1300 de Philippe le Bel exerce une pression fiscale sans équivalent dans le monde d’alors » et Emmanuel Leroy Ladurie fait la même constatation en 1461, à l’avènement de Louis XI (p.204). A la fin du Second Empire la dette publique représentait 120% du revenu national, comme aujourd’hui, et selon l’historien Jean-Pierre Dormois, comme aujourd’hui « la France était championne d’Europe en termes absolus et relativement à sa population, tant en 1871 qu’en 1913»(p. 198).
Tandis que l’Angleterre respecta les libertés municipales et que les lois n’y affectèrent le droit que par nécessité, la France assimila très tôt la personne du roi à la puissance souveraine. « C’est de moi seul que mes cours tiennent leur existence et leur autorité ; … c’est à moi seul qu’appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage ; … l’ordre public tout entier émane de moi… » (p.236) exprima Louis XV en réponse au Parlement de Paris lors de la séance de flagellation du 3 mars 1766. Le Parlement de Paris se trouvait ainsi piétiné comme jamais ne le fut le Parlement anglais dont les pouvoirs étaient autrement plus importants. Ca ne signifie pas que la France n’a point connu de libertés ni que l’Angleterre les a toujours observées. Les discriminations que subirent les catholiques anglais après le schisme d’Henri VIII en 1534 et leur exclusion du pouvoir ont marqué une sorte de persécution larvée indigne d’un pays libre et qui a sans soude dépassé, pour le moins dans la durée, les violences faites en France aux protestants.
L’histoire des libertés est un éternel recommencement, elle montre que les libéraux doivent mener une lutte incessante pour des gains dont ils ne sont jamais assurés et qui leur sont souvent repris subrepticement. Mais toute politique est un combat que l’honneur est de ne jamais abandonner.