Institut de Recherches Economiques et Fiscales

Faire un don

Nos ressources proviennent uniquement des dons privés !

Journal des Libertes
anglais
Accueil » Libéralisme, libertarianisme, anarcho-capitalisme : une mise au point terminologique

Libéralisme, libertarianisme, anarcho-capitalisme : une mise au point terminologique

2 846 vues
Le mot « libertarien » est à la mode. Les journalistes l’utilisent à tout va, mais ils confondent le plus souvent des termes qui doivent être distingués. Une mise au point s’impose.

Javier Milei, le président argentin ? Un libéral, voire un ultra-libéral ou un anarcho-capitaliste, mais conservateur, voire ultra-conservateur ou d’extrême droite, au surplus populiste. Elon Musk ? Un libertarien revendiqué, classé à l’extrême droite, voire fasciste ou nazi (on n’est pas un Sud-Africain blanc innocemment…). L’homme le plus riche du monde auquel Donald Trump, le parangon du populisme, est attaché, donc avec lequel il est confondu. Voilà ce que nous avons pu entendre depuis des mois à la télévision ou à la radio ou bien lire dans notre presse. Mais, ces derniers jours, c’est le terme « libertarien » qui se trouve aussi utilisé à toutes les sauces pour qualifier les milliardaires de la « tech ». Il nous apparaît donc nécessaire de tenter d’éclairer nos lecteurs sur trois termes trop souvent confondus : libéralisme, libertarianisme, anarcho-capitalisme.

Quelques précisions méthodologiques préalables

En liminaire, nous devons préciser, comme nous l’avons fait dans certains articles que nous avons publiés ici, que les concepts sont des constructions de la pensée. Le conservatisme, le communisme ou le socialisme n’existent pas dans la nature. Des intellectuels ont réfléchi pour donner des sens plus ou moins précis à des mots. Généralement dans l’histoire de la pensée, les adjectifs précèdent les noms. Ainsi, « libéral » est un vieux terme qui, à une date indéterminée, à la fin du XVIIIe siècle ou plutôt au début du XIXe, est devenu un nom en « isme », marquant en cela une idéologie (au sens neutre du terme, et non pas au sens que lui donnait Hannah Arendt pour qualifier le totalitarisme) ou une doctrine, autrement dit un système cohérent de pensée.

Quand on utilise un terme en histoire de la pensée, il faut donc savoir ce qu’il recouvre très précisément. Or, les auteurs ne s’accordent jamais entièrement sur une définition. Mais surtout, ils peuvent user d’un mot sans s’appesantir sur sa signification. Et, pis encore, les auteurs, plus encore les hommes politiques et les journalistes, peuvent pervertir les mots, que ce soit ou non volontaire.

L’exemple du « néolibéralisme »

Prenons un exemple précis : le terme « néolibéralisme ». Peu de libéraux se l’approprient. Pourtant, il est couramment utilisé, soit d’une manière qui se veut scientifique, et dans ce cas il appartient à l’auteur de justifier de son acception, soit d’une manière clairement polémique. Ainsi, il est fréquent de trouver l’expression du « néolibéralisme de Friedrich Hayek », le grand libéral autrichien, ou de la « politique néolibérale d’Emmanuel Macron ».

En réalité, le « néolibéralisme » renvoie à des doctrines allemande et française qui se sont construites dans l’entre-deux-guerres, cristallisées lors du colloque Walter Lippmann de 1938 à Paris et développées des deux côtés du Rhin après-guerre avec l’ordolibéralisme allemand, lui-même sensiblement différent suivant les auteurs, et le néolibéralisme français. Or, le néolibéralisme est directement opposé au libéralisme classique, qu’il juge responsable des crises économiques de la fin des années 1920 et du début des années 1930, et favorable à un interventionnisme plus ou moins puissant de l’État, généralement plus que moins. Nous sommes donc très éloignés ici des canons du libéralisme.

Le libéralisme

Notre regretté maître Jacques Garello avait coutume de parler du « carré magique » qui caractérisait le libéralisme : liberté, responsabilité, propriété et dignité. Dans notre ouvrage Exception française (Odile Jacob, 2020), nous avions considéré qu’un auteur ne pouvait être qualifié de libéral que s’il mêlait indissociablement les quatre traits suivants : individualisme, propriété, séparation société civile/État et libre-échangisme. Parler d’un libéral qui serait favorable à une forme plus ou moins grande de protectionnisme est donc à nos yeux un non-sens. Parler d’un libéral qui serait favorable à une conception extensive des limites de l’État n’a pas plus de fondement.

Bien entendu, nous ne prétendons pas détenir la vérité, mais nous pensons que ces caractéristiques permettent à tout le moins de saisir qui n’est pas libéral et par contrecoup qui l’est. C’est à cette aune que nous jugerons des termes « libertarianisme » et « anarcho-capitalisme », de manière trop succincte cela va de soi dans le cadre restreint qui nous est imparti.

Ce qu’est le libertarianisme

Le terme « libertarianisme » ne sonne pas agréablement aux oreilles d’un Français. Il s’agit d’un néologisme qui a été forgé dans les pays anglo-saxons pour une raison qui, elle, est parfaitement claire. Toute personne un peu versée dans la vie politique anglaise ou américaine sait que le terme liberal ne correspond pas à son sens européen continental. C’est que plusieurs auteurs, outre-Manche, puis outre-Atlantique, ont entendu reprendre à leur compte le mot mais en lui donnant une nouvelle signification ; les libéraux diraient : en le pervertissant. Le liberalism en est venu à signifier une doctrine de l’intervention de l’État et malheureusement, le sens s’est progressivement imposé.

Les partisans du libéralisme classique ont donc dû trouver un autre terme. L’expression « libéralisme classique » aurait pu faire l’affaire, mais elle apparaissait peu publicitaire et, aux yeux de certains auteurs, décalée par rapport à leurs idées qui ne correspondaient plus totalement au libéralisme du XIXe siècle, voire du XVIIIe. Hayek se demande ainsi dans son important ouvrage de 1960, La Constitution de la liberté, quel mot utiliser. Rejetant celui de « libertarien » qu’il estime artificiel et inélégant, il en vient à se qualifier de « vieux whig », une expression tirée de l’histoire britannique qui n’a guère fait florès chez les libéraux.

Mais le mot « libertarianisme » s’est aujourd’hui largement imposé aux Etats-Unis. Il correspond aux canons d’un libéralisme classique renouvelé et il se fonde avant tout sur un État limité, voire très limité. Bien que rejetant elle aussi le mot, la philosophe et écrivaine Ayn Rand, admiratrice du libéralisme classique et très appréciée aujourd’hui des milliardaires de la « tech », appartient à cette tradition. Il en est de même, entre autres, du philosophe Robert Nozick, le chantre de l’État dit minimal. Les nuances des libertariens sont nombreuses suivant le rôle précis qu’ils accordent à l’État, mais celui-ci subsiste dans tous les cas.

Ce qu’est l’anarcho-capitalisme

Comme son nom l’indique, l’anarcho-capitalisme est le fruit d’un mélange conceptuel. Son héraut, l’économiste américain Murray Rothbard, juge qu’un Etat (le mot est le plus souvent dénué de majuscule sous la plume des anarcho-capitalistes, mais nous ne suivrons pas leur usage) est dénué de légitimité et qu’une société anarchiste se régulera d’elle-même, donc sans l’intervention d’une puissance publique quelconque. Rothbard allègue que l’œuvre séminale de l’anarcho-capitalisme est un article de Gustave de Molinari paru en 1849 dans le Journal des Economistes et intitulé de manière révélatrice « De la production de la sécurité ». Fait intéressant, la parution de cet article avait provoqué un débat au sein des libéraux de la Société d’économie politique et ces derniers avaient tous rejeté, le grand économiste Frédéric Bastiat en tête, les conceptions exprimées par le Belge francophone.

Pour les anarcho-capitalistes, la notion libérale d’un « État limité » est un leurre car la limitation de la puissance publique s’avère impossible. Les anarcho-capitalistes se divisent en différentes chapelles, mais les conceptions historiquement premières opposent les adeptes de Rothbard, qui se fonde sur la propriété, et ceux de David Friedman, le fils de Milton Friedman, qui se fonde sur une conception utilitariste (nous nous permettons de renvoyer à notre article sur Hans-Hermann Hoppe, un disciple de Rothbard, paru dans le Journal des Libertés, 23 octobre 2023, en accès libre).

Si l’on reprend les caractéristiques du libéralisme telles que nous les avons exposées, il est clair que les anarcho-capitalistes s’en distinguent au moins sur un point (faute de place, nous nous en tiendrons à cette observation) : la disparition de la séparation entre la société civile et l’État, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a plus d’État…

***

En substance, le « libertarianisme » peut se concevoir comme la forme anglo-saxonne du libéralisme tel qu’il est entendu en Europe continentale, avec de nombreuses nuances suivant les auteurs et les courants de pensée. En revanche, les anarcho-capitalistes constituent un rameau détaché du libéralisme qui verse dans l’anarchisme.

Le Président argentin Javier Milei est un adepte assumé de l’anarcho-capitalisme, bien qu’il soit, le paradoxe peut être relevé, à la tête d’un État. Elon Musk est un adepte assumé du libertarianisme. Donald Trump est un opportuniste, un politicien pragmatique et un populiste, qui n’est par définition ni libéral ou libertarien ni, encore moins, anarcho-capitaliste.

Jean-Philippe Feldman

Trump, Milei, Musk et la pensée libertarienne : une mise au point.

Dans Le Figaro du 7 février 2025 on peut lire : « Leur pensée, marginale , devient presque hégémonique : sur les traces des libertariens ces idéologues qui inspirent  Musk  et Milei ».

Le même jour dans le même quotidien. Mathieu Bock- Côté :« Le moment libertarien et la montée de la droite « afuériste » ».

Le même jour Bruno Daroux chroniqueur international pour France 24 déclare : « Alors que Donald Trump a retiré les États-Unis de l’OMS il y a quelques jours, son homologue argentin Javier Milei lui emboîte le pas et semble résolu à adopter une ligne politique libertarienne similaire ».

On pourrait multiplier les exemples de citations. Le mouvement libertarien, qui occupait une place infinitésimale dans le champ médiatique, se trouve propulsée tout à coup comme une pensée centrale, et qui serait celle qui inspirerait le président Trump, le président argentin Milei, Elon Musk et la Silicon Valley. Dans un premier cas le qualificatif Libertarien est inconnu, donc ne suscite aucune réaction. Dans le pire il signifie que cela doit être encore plus exécrable, si cela est possible, « qu’ultra – libéral », donc des partisans du capitalisme sauvage, du renard dans le poulailler, et de la loi de la jungle, enfin de toutes façons quelqu’un qui est en faveur des riches et pour les inégalités. Puis dans un cas intermédiaire, libertarien est compris comme libertaire, donc un partisan de l’avortement, l’euthanasie, la drogue, le mariage pour tous et  toutes les licences . Enfin, occurrence ultime, très fréquente,  qui traversa le XVIII siècle français, le libertarien est confondu avec le libertin. Une mise au point s’impose donc. Elle commencera par un rappel historique pour se poursuivre par la définition exacte de ce qui est commun à tous les libertariens quelle que soit leur obédience. Préalablement on s’insurgera contre l’idée selon laquelle les partisans du mouvement libertarien seraient des extrémistes au sens péjoratif du terme. Ils le sont certes et se revendiquent comme tels, mais très exactement au sens suivant de la définition de Barry Goldwater : « L’extrémisme dans la défense de la liberté n’est pas un vice ». Presque toute la doctrine libertarienne y est définie, si on y ajoute la célèbre phrase de Frédéric Bastiat selon lequel « L’ État c’est la grande fiction par laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde».

Quelques mots d’histoire

Renonçant évidemment à l’exhaustivité, nous distinguerons avant les années 1960 trois affluents principaux qui en se réunissant et convergeant vont commencer à former une abondante rivière,  qui , selon les journalistes contemporains, se serait transformée en cascades, évidemment, selon eux, fort dangereuses . Le grand – père est légitimement Lysander Spooner ( 1808 – 1887 ) et son court texte « Les  vices ne sont pas des crimes ». Ce qu’il veut distinguer c’est que tant que l’individu ne se nuit qu’à lui-même, l’état n’a pas à intervenir.  La morale en quelque sorte se sépare du droit par le critère suivant :  ce qui est bon du point de vue moral n’a pas à être rendu obligatoire dans le droit. Si on ajoute qu’il est le premier avoir fustigé les monopoles et défendu la libre émission de la monnaie, on comprend aisément qu’il constitue pour les libertariens une figure d’autorité. La seconde référence incontournable est l’économiste de langue française ,  d’origine belge,  Gustave de Molinari (  1819- 1912) . Son importance tient dans la défense brillante qui est la sienne selon laquelle il n’y a pas de biens publics par nature. Tous les biens et services,  même  la justice, la sécurité intérieure, ou extérieure la défense, l’éducation, la santé pourraient être rendus,  de façon beaucoup plus efficace, et à un coût inférieur, par la procédure de l’offre et de la demande, du contrat et du marché, du système des prix. Puis évidemment la figure de la philosophe et romancière Ayn Rand ( 1905- 1982 ) qui va s’efforcer de montrer que la chose la plus importante dans le capitalisme est sa dimension morale, c’est-à-dire celle du service des autres pour mesurer  la valeur ajoutée de chacun.

De façon hardie dans son ouvrage de 1964 La vertu d’égoïsme elle écrit : « Vivre pour son propre intérêt est le plus haut but moral de l’homme ». Elle veut signifier que l’on ne peut aller vers les autres, avec profit pour les deux parties, que si déjà on a une certaine estime de soi-même. Cela peut aisément se vérifier. Il est assez rare que les gens dépressifs, malheureux,  se tournent vers les autres avec une grande utilité. Déjà dans son ouvrage Hymne elle écrivait :« je ne suis pas un moyen d’arriver à une fin que d’autres voudraient atteindre. Je ne suis pas un instrument à leur disposition… je ne demande à personne de vivre pour moi,  et je ne vis pas non plus pour les autres ». Évidemment cette assertion peut choquer si on ne la met pas en perspective de la vision désormais majoritaire selon laquelle on doit vivre pour les autres. Ce qu’elle conteste c’est que, sous le beau nom d’altruisme,  une partie très importante des individus, c’est-à-dire ceux qui vivent des autres, exploitent littéralement le travail et la vie des autres. Le capitalisme est le système économique dans lequel les plus faibles,  les consommateurs,  bénéficient à tout instant le talent des plus forts, les entrepreneurs, en suspendant sur eux l’épée de Damoclès de la concurrence,  c’est-à-dire la perspective à tout instant de quitter l’un pour obtenir le service de l’autre. Le socialisme est le système dans lequel les moins productifs et besogneux, ceux qui produisent le moins de valeur ajoutée, exploitent par la violence et le chantage au vote les talents d’un petit nombre qui à force de travail, d’acharnement, d’épargne, et de nuits blanches obtiennent suffisamment de clients pour acquérir des revenus substantiels dont on capture par la spoliation de l’impôt des parties très significatives de ce qu’ils ont gagné honnêtement par le choix des consommateurs. Qu’il suffise de rappeler que plus de la moitié des foyers français n’acquittent aucun impôt sur le revenu, que les 10% les plus imposés paient plus de 75% de ce même impôt , que les 1% en haut de la distribution représentent environ 30 % de la totalité de l’impôt sur le revenu des personnes physiques . Si on a ces éléments théoriques et chiffrés en tête on peut comprendre alors le sens de ce qu’A . Rand écrit dans La vertu d’égoïsme : « l’altruisme est cette éthique qui considère l’homme comme un animal sacrificiel, qui soutient que l’homme n’a pas le droit de vivre pour lui-même, que les services qu’il peut rendre aux autres sont la seule justification de son existence, et que le sacrifice de soi est son plus haut devoir moral. » Comme le titrera le philosophe Alain Laurent plusieurs décennies après dans un bel ouvrage : «  Solidaire si je veux »( 1991). Murray Rothbard (1926-1995 ), David Friedman ( 1945 ) ( le fils de Milton Friedman), Robert Nozick ( 1938-2002 ), tant d’autres noms illustres pourraient être évoqués. Évidemment comme dans beaucoup d’écoles composées de gens qui croient fortement à la pureté de la doctrine, l’histoire des libertariens, en particulier aux États-Unis, berceau du mouvement , est jalonnée par de multiples disputes et scissions en de si nombreuses chapelles qu’il serait vain et inutile ici de même les évoquer. L’important au regard de ce qui serait aujourd’hui une véritable percée des idées libertariennes est de comprendre en quelques phrases ce qui s’est passé aux États-Unis dans les années 1960. Les deux mandats successifs d’Eisenhower, loin de rompre avec le New Deal du président Roosevelt, un socialisme qu’on peut qualifier de rampant, illustrent à merveille le titre de l’un des ouvrages de Milton Friedman « La tyrannie du statu quo ». Le président Kennedy est alors élu.  On sait ce qu’il advint en 1963, et en 1964 le président Johnson est le candidat du Parti démocrate. Le parti républicain est devenu un parti conservateur sur le plan sociétal,  très imprégné des idées keynésiennes en matière économique.  Les libertariens vont jouer un rôle décisif pour faire investir le candidat de leurs idées – Barry Goldwater -. Ce dernier, certes, va être lourdement battu ne faisant que 40% des suffrages , et ne remportant que 6 états,  mais c’est à l’occasion de cette campagne que les idées libertariennes réalisent une véritable percée. La génération Reagan a trouvé son chemin doctrinal.  Il faudra attendre 15 ans et 1980. Depuis , sous ce nom ou sous un autre,  le corps de doctrine libertarien, et en particulier une confiance très émoussée dans la croyance en un État  bienveillant et porteur de l’intérêt général imprègne de plus en plus d’individus de toutes sortes , et évidemment en démocratie , par capillarité,  des entrepreneurs politiques, de bonne foi ou pas, se font de plus en plus l’écho de ces idées puisqu’elles sont en passe de devenir majoritaires comme le montrent les exemples des États-Unis ou de l’Argentine.  En quoi consiste ce corps de doctrine ?

Une doctrine simple, claire, vigoureuse et tranchée

Une synthèse est possible si l’on admet déjà pour vrai la proposition suivante : dans toute économie autre que le libéralisme pur, on peut être égoïste aux dépens des autres,  mais dans la société réellement libérale,  on ne peut l’être,  qu’en enrichissant les autres par le service rendu, parce qu’ on a été choisi et distingué –  parmi d’autres , nombreux – comme l’élu du consommateur. Le plébiscite quotidien du marché départagera entre les uns, ceux qui rendent le service attendu au prix le plus bas, et les autres.  En économie dirigée, étatisée, planifiée, c’est le choix de quelques-uns qui détermine les gagnants d’avec les autres.  En économie de marché, c’est le peuple tout entier aux caisses des magasins qui détermine par ses choix ceux qui doivent être récompensés par un profit, ceux qui doivent être sanctionnés puisqu’ils ont produit quelque chose de non souhaité, ou bien de désiré, mais à un prix que le consommateur n’est pas prêt à acquitter.  L’économie dirigée, étatisée est un système autocratique dans lequel quelques-uns décident pour tous. L’économie de marché est une démocratie économique dans laquelle c’est le peuple tout entier qui désigne les vainqueurs d’avec les Selon les libertariens l’État est en réalité un instrument d’oppression capturant,  à travers les prélèvements obligatoires, l’essentiel de nos revenus. L’objectif est d’acheter les voix nécessaires au seul objectif de maximisation des hommes de l’Etat, quels qu’ils soient, c’est à dire non pas de représenter un intérêt général parfaitement impossible à définir, mais l’acquisition d’un profit de nature uniquement électorale.  Ensuite tout individu doit pouvoir disposer de sa propre personne, mener son existence comme bon lui semble, sans que personne ne lui dicte ce qu’il doit penser, ni aucun de ces choix. Évidemment cette liberté n’est pas sans limite. La borne est constituée par une action qui viendrait entraver la liberté d’autrui.  C’est le fameux principe pour les libertariens de non-agression.  Recourir à la force ne peut être toléré qu’à la suite d’une agression initiale subie par l’individu de façon illégitime.  D’autre part la liberté est illusoire si elle ne s’accompagne de la mise en Å“uvre de la responsabilité comme conséquence des choix de l’individu.  Ainsi par exemple demander à être soigné par la collectivité,  avec le financement des autres,  quand une maladie est la conséquence d’une conduite addictive dangereuse est un dévoiement très grave du couple liberté – responsabilité.  S’agissant de la propriété privée elle est évidemment simultanément inviolable, décisive et sacrée. Quant aux liens entre la trilogie liberté – responsabilité – propriété privée et la dignité des êtres humains, elle a été démontrée a contrario au cours du 20e siècle puisque tous les régimes qui ont porté atteinte à cette trinité ont été des enfers totalitaires, sans doute toutes choses égales par ailleurs les plus terribles de toute l’histoire de l’humanité. Ainsi des frères siamois que furent le national-socialisme et le communisme. ( Il nous apparaît important, une fois pour toutes, de dissiper définitivement l’idée selon laquelle le nom de national-socialisme a été dévoyé.  Si, comment le nier, le critère commun à toutes les formes de socialisme est la présence, l’omniprésence et l’omnipotence de l’État, y a-t-il un régime plus représentatif de l’État s’occupant de tous et de tout, du berceau à la tombe, que l’Allemagne de 1933 à 1945 ? ).  Il y aurait évidemment encore beaucoup de choses à écrire sur les libertariens, tant sur leurs croyances communes que leurs différences, mais il y faudrait un livre.  Une dernière chose pour conclure est d’insister sur la cohérence du message des libertariens.  Au moins en théorie il est indéniable que les deux positions les plus cohérentes relativement à l’organisation et à la vie du corps social sont d’être soit un étatiste complet soit un libertarien.  Bien sûr les régimes concrets sont mixtes. Une société libre peut supporter une part d’État. De même une société étatisée peut supporter des espaces de propriété privée et de marché.  Mais au moins sur le plan théorique on peut admettre la chose suivante : si les procédures de liberté et de propriété privée sont les bonnes, alors elles ne peuvent pas ne l’être qu’un peu, ou à moitié, ou beaucoup et il est alors souhaitable que chaque fois que possible ces principes soient mis en Å“uvre.  Ou bien ces préconisations sont erronées, et l’État est réellement porteur de l’intérêt général et bienveillant. Alors il ne faut pas que l’État soit à peine présent, ou un peu, ou beaucoup, mais si possible totalement,  puisque ce serait une procédure supérieure à la précédente. Ce propos pourrait expliquer que les libéraux les plus conséquents sont les libertariens. Car si les principes de la liberté,  la responsabilité et la propriété privée sont vertueux alors il faut qu’il soient présents partout,  pour tout , et pour tous.  Les gesticulations médiatiques à propos des libertariens ne sont qu’une tentative supplémentaire d’agiter un épouvantail qui n’a pas lieu d’être.  Au reste c’est de toute façon le principe de réalité des résultats qui départagera entre la mise en Å“uvre des expériences et des procédures des uns, par exemple l’interventionnisme à la française, ou des autres les États-Unis d’aujourd’hui ou l’Argentine de Javier Milei.

Serge Schweitzer

Les libertariens sont des libéraux qui méconnaissent les limites humaines

Conservateurs et libéraux partagent volontiers cette idée que chacun doit être respecté dans sa conscience et son intimité, que comme le dit Ayn Rand, « il y a quelque chose en nous qui ne doit être touché par aucun Etat, aucune collectivité, par personne, surtout pas des millions de gens » [1]. Mais le libertarianisme, exposé déjà par Herbert Spencer (1820 – 1903) au XIXème siècle puis développé en particulier au siècle suivant par Murray Rothbard (1926 – 1995) avant de l’être par son disciple, l’économiste contemporain Hans-Hermann Hoppe (né en 1949), va plus loin. Les libertariens honnissent l’Etat. Hermann Hoppe écrit dans le sous-titre de son ouvrage en français que L’Etat est un imposteur[2]. Murray Rothbard disait que l’Etat est une association de malfaiteurs. Hoppe dénonce, non sans raison d’ailleurs sur ce point, l’Etat comme le plus grand prédateur de la propriété privée, puisqu’il s’est arrogé le droit d’exproprier quiconque de sa propriété au nom d’un intérêt public parfois douteux. Murray Rothbard expose que « les hommes de l’Etat constituent […] une organisation criminelle qui subsiste grâce à un système permanent d’imposition-pillage à grande échelle et qui opère impunément en se ménageant l’appui de la majorité »[3] Déjà Herbert Spencer voyait tout gouvernement comme essentiellement immoral. : « N’est-il pas la postérité du mal, portant autour d’elle toutes les marques de son origine ? N’existe-t-il pas parce que le crime existe ? N’est-il pas fort, ou comme nous disons, despotique quand le crime est grand. […] Non seulement le pouvoir des maîtres existe à cause du mal, mais il existe par le mal »[4].

Les libertariens considèrent que dès lors que l’Etat détient des monopoles comme celui de la force, de la justice ou de la monnaie, il ne connaît plus de limites et toute tentative de restriction de ses pouvoirs ne peut être que vaine. Mais le problème est que le risque de l’excès de pouvoir existe aussi chez tout individu. Le libéralisme classique cherche donc à équilibrer les pouvoirs, il veut endiguer l’Etat. C’est le check and balance américain auquel le libertarianisme veut substituer un anarchisme de propriétaires, une société toute entière privée où les accords contractuels remplaceraient intégralement la loi et où la justice serait volontairement arbitrée. Murray Rothbard considère que l’idée des libéraux classiques d’un Etat limité est une utopie parce que l’Etat veut toujours plus par nature. Mais l’utopie paraît plutôt être chez les libertariens qui rêvent d’une société sans Etat. Certes, si le mal n’existait pas, il n’y aurait sans doute pas besoin d’Etat, mais il existe et c’est pourquoi les hommes se sont toujours résolus à se donner des maîtres.

Les libéraux classiques admettent que l’Etat est nécessaire, pour donner force légale à un état de droit capable de faire respecter la propriété, les contrats et l’exercice de leur liberté par les acteurs de la vie économique et politique et les institutions civiles telles que les familles ou les collectivités locales…  Les personnes pourraient régler entre elles leurs relations pacifiques, mais elles usurpent volontiers leurs droits, élèvent des prétentions qui ne sont pas toujours justifiées, refusent d’exécuter leurs engagements…  Les libertariens suggèrent volontiers que les litiges entre ces personnes pourraient être réglées par recours à des formes de justice privée et volontaire comme l’arbitrage. Mais pour qu’il y ait arbitrage, il faut que les parties y consentent. Et une fois prise la décision d’arbitrage, il faut qu’elle soit exécutée. A défaut, il n’y a que deux solutions : le recours à la force privée, avec le risque éminent du règne de la jungle ou des mafias, ou l’intervention d’une force publique qui a plus de chance d’être juste quand elle est constituée au service d’un état de droit. La force contraignante du droit ne peut pas sans danger majeur être laissée à la discrétion de chacun. Il peut y avoir des justices privées par accord contractuel des individus, mais il faut une justice publique qui intervient à défaut, de même qu’il en faut une à l’encontre des crimes et délits qui ne sont poursuivis par aucune autre personne privée, sauf à laisser courir impunément les coupables et les laisser recommencer.

De même il faut une armée publique pour défendre la communauté quand elle est attaquée ou plus généralement quand il est admis qu’elle a intérêt à défendre ses intérêts par la force quitte à déléguer, prudemment, certaines tâches à des entreprises privés. A défaut le risque est de soumettre la société à des mafias ou de nouveaux César.

Les libéraux permettent à chacun de décider de sa vie, mais pas de celle des autres. A cet égard, Javier Milei est plus libéral que libertarien quand il s’oppose à l’avortement ou à l’euthanasie en considérant que « le libéralisme, c’est le respect absolu du projet de loi d’autrui fondé sur le principe de non-agression et la défense du droit à la vie, à la liberté et à la propriété »[5].

Curieusement ce sont des libertariens qui ne veulent plus d’Etat et qui proposent un revenu universel, cette utopie capable de rendre mendiants les citoyens en leur attribuant à tous, sans compter, un revenu public de subsistance au détriment de la valorisation du travail, de la responsabilité et de l’effort individuels. Ce sont eux aussi, Rothbard et Hoppe en particulier, qui refusent l’Etat, mais préfèreraient le pouvoir d’un homme à un régime démocratique qu’ils réprouvent en raison des risques de démagogie qu’il génère. Même s’il y a des cotés justes et sympathiques chez les libertariens, leur soumission exclusive à la raison les emmène dans des errements. D’une certaine manière ils font de la liberté une fin alors qu’elle n’est que le moyen pour les individus de réaliser leurs fins. Elle n’est une fin que pour les Etats qui ont précisément pour vocation de permettre à leurs citoyens de vivre en paix pour pouvoir exercer leurs libertés dans le respect de celles des autres et des institutions qui garantissent cet état de droit[6].

Jean-Philippe Delsol


1 Ayn Rand, , Nous les vivants,  Les Belles Lettres, 2023, p. 109.

2 Pr. Hans Hermann Hoppe, La Grande Fiction – L’Etat, cet imposteur, Editions Le Drapeau blanc, 2016.

3 Murray Rothbard, L’éthique de la liberté, Les Belles Lettres, 1991, p. 226.

4 Herbert Spencer, Le droit d’ignorer l’Etat, Les Belles Lettres, 1993, pp. 18-19.

[5] Le Point du 06/02/2025

[6] Ce texte est extrait en grande partie de mon ouvrage Libéral ou conservateur ? Pourquoi pas les deux ?, Les Belles Lettres-Manitoba, octobre 2024.

Abonnez-vous à la Lettre des libertés !

Vous pouvez aussi aimer

Laissez un commentaire

7 commentaires

Val Guillaume 15 février 2025 - 11:51 am

Tout à fait passionnant ! Merci ! Je garde : le carré magique de J Garello “liberté, responsabilité, propriété et dignité” je relève : “En économie dirigée, étatisée, planifiée, c’est le choix de quelques-uns qui détermine les gagnants d’avec les autres. En économie de marché, c’est le peuple tout entier aux caisses des magasins qui détermine par ses choix ceux qui doivent être récompensés” : c’est ce que j’appelle la liberté distributive , être libéral c’est croire que la liberté est distributive (maths) et que de cette liberté distribuée , découle un bien . A l’inverse , le socialisme prône le sacrifice des autres (en escamotant cette liberté dont ils ont une peur atavique) au profit de leur bien ou de l’image qu’ils s’en font . Le socialisme c’est casser les Å“ufs des autres pour manger l’omelette et en distribuer les miettes, c’est Dieu (remplacé par l Etat depuis la révolution ) qui exige le sacrifice d Isaac tous les jours (alors que Dieu le refuse évidemment) . Etant croyant , je crois que la liberté est bonne pour l’accomplissement de l Homme, mais éclairée par les textes des anciens et la spiritualité , car nous naviguons dans un univers complexe et les croyances anciennes sont autant de lanternes pour éclairer l’exercice de cette précieuse liberté . Ce choix est bien sûr personnel et doit le rester .

Répondre
mc2 15 février 2025 - 12:14 pm

L’ambiguïté reste une arme favorite de l’intrusion despotique et de la désinformation. Elle permet par exemple de faire passer un certain prédateur immobilier pour un libertarien inspiré.

Répondre
Jojo 15 février 2025 - 2:25 pm

Je trouve intéressant le rapprochement entre les 2 livres qui font partie de la publicité d’aujourd’hui : celui sur le terrorisme intellectuel et celui sur la flemme : le terrorisme intellectuel existe parce qu’il y a des représentants du peuple élus pour l’exercer, le promouvoir ou le tolérer. Et ils sont élus par des électeurs qui votent pour celui, ou celle, qui a une belle gueule, qui braille le plus fort ou qui fait les promesses les plus irréalisables. En résumé, qui votent avec leurs tripes au lieu de s’informer et réfléchir. Parce que c’est moins fatigant de regarder passivement la télévision. C’est encore moins fatigant de ne pas aller voter. Et nous voilà bien à l’ère de la flemme.

Répondre
Zygomar 15 février 2025 - 8:05 pm

S’il n’y avait que ces 3 mots-là que nos journalistes confondent……..

Répondre
nemouk 15 février 2025 - 9:02 pm

Très intéressant

Répondre
L'Oeil du cyclone 16 février 2025 - 1:23 am

Pour moi c’est très simple. “Libertarianisme” est un mot destiné à clarifier “libéralisme” qui est devenu l’équivalant de “social-démocrate” chez les anglo-saxons. Il existe deux doctrines libertariennes : le minarchisme et l’anarcho-capitalisme. Ces deux doctrines ont été parfaitement explicitées par l’école française au XIXème siècle. Frédéric BASTIAT résume parfaitement le minarchisme, qui n’est rien d’autre que le libéralisme classique au sens le plus pur. Quant à l’anarcho-capitalisme, comme vous le dites, il a été théorisé par son ami Gustave DE MOLINARI qui a proposé se faire entrer “le régalien dans le marché”. Voilà tout.

Sur la question du protectionnisme, je pense que ce n’est pas si simple. Friedrich LIST a écrit sur le national-capitalisme avec sa “théorie des forces productives”. Personnellement je suis plutôt libre-échangiste, mais je pense qu’on ne peut pas balayer du revers de la main les arguments de List. Il est difficile de s’indigner du colbertisme (illibéral !) tout en s’inclinant devant le néolibéralisme et l’européisme (objectivement bien plus socialistes). Le libre-échange conduit en effet à une spécialisation optimum des pays. Mais il laisse sur le carreau des gens objectivement incapables de s’adapter. Ces gens représentent un double coût : il faut les assister socialement cependant qu’ils sont sortis du marché du travail réel. Par ailleurs, cela représente des millions de personnes prêtes à écouter les démagogues marxistes ou fascistes. Il serait peut-être temps de ré-introduire un protectionnisme bien compris afin de les réintégrer. Le coût financier, politique et humain serait peut-être moins élevé au total. Je pense en tous cas que ça mérite débat chez les libéraux. Ne laissons pas les démagogues monopoliser la question !

Répondre
gillet 16 février 2025 - 8:54 am

Dans mon petit pays la devise est :santé ,industries ,commerces.Les 3 piliers de la réussite .

Répondre