Dans leur livre, « L’entreprise de demain. Pour un nouveau récit », Antoine Frérot – polytechnicien, ancien haut fonctionnaire, dirigeant du groupe Veolia depuis 2009 – et Rodolphe Durand – professeur à HEC – s’en prennent, à longueur de pages, à Milton Friedman. Ils lui en veulent d’avoir écrit, en 1970, son fameux article du New York Times Magazine, intitulé « The Social Responsability of Business is to Increase its Profits », traduit le plus souvent par « La responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits ».
L’entreprise doit utiliser ses ressources pour augmenter ses profits
Selon les deux auteurs, ce qu’ils appellent la « théorie de la maximisation de la valeur actionnariale » se serait répandue grâce à Reagan et Thatcher qui « réussissent à convaincre le monde entier de sa pertinence et de son efficience ». Mais François Mitterrand n’était-il pas, dans les années 1980, arrivé au pouvoir avec les communistes et ne nationalisa-t-il pas une cinquantaine de grandes entreprises françaises ? Dire que le monde entier s’est converti au modèle de l’entreprise actionnariale revient à réécrire l’histoire.
Nous pourrions discuter longtemps de ce qu’a écrit Milton Friedman dans son article. Encore faudrait-il pour cela que Frérot et Durand l’aient bien lu. Ce n’est pas le cas. Premièrement, ils oublient de mentionner que l’économiste affirme clairement que les actionnaires « peuvent avoir un objectif différent. Un groupe de personnes peut créer une entreprise dans un but charitable – par exemple, un hôpital ou une école. Le gérant d’une telle entreprise n’aura pas le profit pécuniaire comme objectif, mais de rendre certains services ».
Deuxièmement, les deux auteurs omettent de souligner que Friedman insiste sur un point essentiel : seuls les individus peuvent avoir des responsabilités. Certes, l’entreprise peut être reconnue responsable et être condamnée à une amende (pas à la prison !) pour des actes répréhensibles. Mais force est de constater qu’il y a toujours au moins un individu derrière ces actes. Pour Friedman, les entreprises n’ont pas à avoir des responsabilités sociales ou sociétales (RSE). Seuls les individus peuvent en avoir et sont libres de dépenser leur propre argent, leur temps ou leur énergie, nous dit Friedman, à les assumer.
Troisièmement, Frérot et Durand prétendent que le « système friedmanien » aboutit à ce que le vrai patron soit le cours de la Bourse. Mais Milton Friedman n’évoque jamais le cours de la Bourse ; il ne parle que des bénéfices. Ce qui, reconnaissons-le, n’a rien à voir. Jamais Friedman n’affirme que les dirigeants d’entreprise doivent agir pour élever le cours de l’action. Il écrit qu’ils ont la responsabilité d’utiliser les ressources de l’entreprise et de l’engager dans des activités conçues pour augmenter ses profits, « tant qu’elle respecte des règles du jeu, c’est-à-dire qu’elle s’engage dans une concurrence ouverte et libre, sans duperie ou fraude ».
Bref, il est à craindre que cette lecture partiale, sinon erronée, de Friedman n’aboutisse qu’à une mauvaise interprétation de la réalité et, partant, à des préconisations néfastes.
Heureusement, « l’entreprise de demain » est déjà là !
Frérot et Durand ont cependant de quoi se réjouir car, selon eux, « la décennie pivot 2008-2020 marque le début de la fin de l’hégémonie du “modèle friedmanien” ». Ils se félicitent, en particulier, qu’il soit secoué, en France, par la loi Pacte.
Ils citent aussi des entreprises, notamment Veolia, dont Antoine Frérot est le dirigeant, qui s’engagent en lançant des initiatives pour « amender un système qui prend l’eau ». Ils appellent à « rééquilibrer le balancier » en faveur des autres parties prenantes que les actionnaires en ayant une vision « élargie » de l’entreprise.
C’est ainsi que Veolia se mobilise en faveur de la formation professionnelle, de l’emploi, de la répartition équitable des bénéfices, du soutien aux plus démunis. Elle a fait figurer clairement dans sa raison d’être « la solidarité avec la planète ».
Pourquoi pas ? avons-nous envie de répondre, si les actionnaires sont pleinement d’accord avec cette vision. Mais, là où le bât blesse, c’est que Frérot et Durand veulent l’imposer à tous. Ils militent pour que la Commission européenne dépasse la notion de RSE et oblige toute entreprise opérant en Europe à considérer et estimer « les impacts humains et écologiques de ses activités » et d’en rendre compte à tous ceux qui le demandent. Ils défendent l’idée que l’Europe impose à l’entreprise de mieux définir les risques qu’elle fait courir à ses parties prenantes, et encadre « la manière de les prendre en considération de façon opérationnelle, comptable et financière ». Enfin, ils demandent la mise en place de « mécanismes d’incitations et de pénalités pour orienter plus rapidement les comportements des acteurs économiques ».
Bref, il s’agit de réglementer davantage (« réguler » écrivent-ils), dans la droite ligne de ce « capitalisme de connivence » que l’Iref dénonce. Malheureusement, l’Europe semble avoir entendu Frérot et Durand puisque, dans le cadre du Pacte vert, est entrée en vigueur la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Elle contraint certaines entreprises à publier un rapport de durabilité contenant des indicateurs de performance sur les volets environnementaux, sociaux et de gouvernance.
En attendant que nouveau monde soit totalement là (c’est-à-dire que la directive CSRD s’impose à toutes les entreprises), les auteurs se réjouissent, nous l’avons dit, que les choses changent. A cet égard, ils font un long développement sur ce qu’ils appellent « le cas BlackRock ».
Le cas BlackRock
BlackRock est l’une des plus importantes sociétés gestionnaires d’actifs financiers au monde. Elle possède, avec ses deux principaux concurrents – Vanguard et State Street –, « 25% des droits de vote exprimés aux assemblées générales des 500 plus grandes entreprises américaines ». Les trois sociétés détiennent également « quelque 5% du total des actions des plus gros indices mondiaux, comme le CAC 40 en France ». Avant la crise de covid, précisent Frérot et Durand, « les actifs sous gestion du seul BlackRock s’établissaient à 7 500 milliards de dollars (Md$) ». A comparer aux 2 000 Md$ de valorisation des entreprises du CAC 40 et aux 2 800 Md$ du PIB de la France à l’époque.
Et qu’a fait, en janvier 2018, Larry Fink, le directeur général de BlackRock ? Il a demandé, dans la lettre annuelle qu’il envoie à tous les PDG des grandes sociétés du monde entier, d’avoir et d’énoncer clairement une stratégie d’affaires intégrant les enjeux climatiques et y répondant. Le message est clair selon Frérot et Durand : « Si vous souhaitez maintenir la confiance de vos investisseurs – et, à terme, votre siège – vous devez prendre en compte cette nouvelle source de risque ». Et dans la lettre qu’il adresse aux actionnaires, Fink les exhorte à s’engager dans la même voie : « Vous devez prendre en compte ces risques systémiques, il vous revient de jouer votre rôle auprès des sociétés et de leurs dirigeants afin qu’ils intègrent à leurs décisions les dimensions extra-financières. Il y va de l’intérêt de tous de concilier une stratégie de long terme et une performance économique positive ».
A la lecture de ces lignes, Frérot et Durand jubilent : « Les jours de l’entreprise friedmanienne sont comptés » et « le monde économique est en train de basculer dans une autre dimension ».
Las ! Les Échos du 23 août 2024 nous apprennent que BlackRock a réduit, cette année encore, son soutien aux résolutions environnementales. Alors que le numéro un mondial de la gestion d’actifs avait approuvé, en 2021, 47% des résolutions environnementales et sociales proposées aux assemblées générales par les actionnaires, il n’en a plus soutenu que 20% en 2022, 7% en 2023 et 4% cette année.
Pourquoi ce revirement ? Tout simplement, explique BlackRock dans son rapport « 2024 Global Voting Spotlight », parce que la plupart de ces résolutions sont de « mauvaise qualité » ou qu’elles sont déconnectées « des mécanismes de création de valeur pour les actionnaires ».
En quelque sorte, BlackRock nous dit que l’intérêt de l’actionnaire compte. C’est rassurant.