Le « néolibéralisme », c’est-à-dire la version du capitalisme démocratique moderne qui met en scène des marchés et des échanges guidés par de puissantes institutions publiques mondiales, ne doit pas être confondu avec la vision libérale « classique » de la société libre formulée par Adam Smith, John Stuart Mill, Lord Acton ou F. A. Hayek. De nombreux problèmes associés au néolibéralisme sont en fait le résultat d’une intervention trop lourde de l’État, de la recherche de rentes et d’autres formes de corruption qui sont « néo » mais pas « libérales ».
Dans les milieux universitaires comme dans les milieux politiques, il existe une croyance commune selon laquelle les marchés, bien que possédant certains avantages, ne peuvent fonctionner que s’ils sont établis et maintenus par un État central puissant (ou des coalitions d’États). Il s’agit d’un thème marxien classique, formulé par l’historien Karl Polanyi. Et pourtant, il est aussi faux aujourd’hui qu’à l’époque des deux Karl. Marx et Polanyi ont associé le système de capitalisme de connivence (où règne le copinage) dans lequel ils vivaient au libéralisme classique, sans se rendre compte que les pratiques et les politiques qu’ils condamnaient, comme les privilèges accordés par l’État à des entreprises favorisées au détriment d’autres, étaient des violations des principes libéraux classiques. Les penseurs libéraux classiques préconisaient en fait un rôle très limité de l’État (ce que Robert Nozick appellera le fameux « gardien de nuit »), axé sur la protection de l’État de droit, l’exécution des contrats, la fourniture de services de défense limités, etc. (Les penseurs libertariens tels que Murray Rothbard et David Friedman privatiseraient même ces fonctions). Le modèle du vingtième siècle, qui consiste en des secteurs publics massivement hypertrophiés pratiquement partout, combinés à l’incapacité de fournir des biens publics de base à des niveaux adéquats, ainsi qu’à un copinage rampant, serait odieux pour tous les penseurs libéraux classiques.
De façon encore plus confuse, le « néolibéralisme » est opposé au « nouveau libéralisme » proposé par des économistes plus anciens comme Keynes et Beveridge. Ce nouveau libéralisme (keynésianisme) prônerait, dans cette optique, une économie de marché démocratique avec une certaine implication du gouvernement (politique de réglementation, politique monétaire et fiscale active, et une dose de nationalisation des entreprises pour améliorer le bien-être social). Alors que le néolibéralisme, lui, cherche (prétendument) à combiner déréglementation massive, ouverture du commerce, privatisations et contraintes sur les déficits budgétaires et la dette cumulée, avec une limitation de facto de la participation démocratique et une invasion des principes du marché dans des domaines où ils n’ont pas été traditionnellement appliqués (nouvelle gestion publique, gestion des universités, etc.). C’est pourquoi, dans certains milieux, le terme « néolibéralisme » est utilisé de manière péjorative, voire pour évoquer la manière dont Augusto Pinochet a géré l’économie chilienne.
Le danger du capitalisme de connivence
A notre avis, les positions socialiste, keynésienne et interventionniste reposent sur une totale incapacité à évaluer le pouvoir bénéfique des marchés sur la société. De plus, la critique naïve des marchés libres est liée à une conception tout aussi naïve des bienfaits que les gouvernements peuvent apporter, une conception qui néglige les problèmes bien connus générés par leur ignorance des rouages de l’économie qu’ils prétendent réguler, qui les amène parfois à prendre des décisions dont nous ne sommes pas toujours capables d’évaluer correctement les implications. Sans compter les comportements critiquables, pantouflage dans des entreprises privées, prises d’intérêt douteuses etc.
Le système actuel en vigueur dans la plupart des pays du monde est loin de ressembler à une économie de marché libre. Et d’ailleurs ceux-là même qui le critiquent réagissent, sans même s’en rendre compte, aux effets fâcheux de l’intervention massive de l’État, en nouant des alliances entre l’appareil d’État et l’élite dirigeante. Ce qui est la description même de ce qu’on peut appeler un capitalisme de connivence – ou capitalisme des copains. Dans un tel système, les acteurs privés sont incités non pas à créer de la valeur par l’innovation, la concurrence et l’amélioration de la productivité, mais à exploiter des relations politiques pour obtenir des rentes, des monopoles ou des avantages de toutes sortes, permis, licences, protections diverses, allégements fiscaux, prêts, subventions, etc. Bref, des privilèges que décrochent certains mais pas d’autres. Lorsque le lobbying prend cette tournure, les pots de vin ne sont pas loin.
Le clientélisme entraîne du gaspillage. Premièrement, des ressources qui pourraient être utilisées pour l’investissement et la croissance sont consacrées à la compétition politique. Deuxièmement, le mécanisme de sélection d’un marché libre sera faussé, car les entreprises qui réussissent dans le jeu du copinage prospéreront et se développeront aux dépens de celles qui échouent (ou ne jouent pas du tout). Troisièmement, la conviction s’ancrera (à juste titre), que les relations comptent plus que tout pour réussir : – ceux que l’on connaît importent plus que ce que l’on connaît. Ce qui change quelque peu la nature des efforts que l’on doit déployer pour gagner des marchés. La recherche a mis en évidence de nombreuses conséquences sociétales malheureuses de cette répartition faussée des ressources, telles qu’une protection inefficace de l’environnement naturel, de mauvaises infrastructures et même des résultats négatifs en matière de santé. Et plus on s’éloignera d’un système fondé sur le marché, plus les choses s’aggraveront.
Un autre courant de pensée associé à la critique du « néolibéralisme » provient d’économistes, comme Mariana Mazzucato, qui présentent l' »État entrepreneur » comme la solution aux défis sociétaux. L’idée clé est que l’État doit cibler et appuyer les entreprises, les produits et les industries à fort potentiel. Son rôle serait de gérer le processus d’innovation, non seulement en soutenant la recherche fondamentale, mais aussi en concurrençant les acteurs privés pour le développement de produits et de services. Mais, comme l’explique Hayek, l’État ne peut pas tout faire, à la fois collecter et traiter les informations nécessaires au fonctionnement d’une économie industrielle complexe, contrairement à un système décentralisé dans lequel les acteurs privés sont en concurrence, s’auto-sélectionnent et se déplacent d’une industrie à l’autre, ce qui génère croissance et bien-être. De plus, la présence de l’État dans la phase de développement des technologies évince les investisseurs privés qui parient sur des entreprises prometteuses, qui les financent, les soutiennent, les aident à développer leurs produits et services. Les fonctionnaires, eux, ne sont aiguillonnés par rien. Ils ne mouillent pas leur chemise et ne risquent pas grand-chose s’ils se trompent. C’est pour toutes ces raisons, comme l’a écrit l’économiste américain William Baumol, que le capitalisme de libre marché est la plus efficace des « machines à innover ».. .
Conclusion
Une société capitaliste de marché libre est simplement une société dans laquelle la plupart des facteurs de production appartiennent à des particuliers et où il existe des niveaux élevés de liberté économique. Economique et sociale : c’est un constat avéré, cette organisation de base est bénéfique à plus d’un titre, au niveau sociétal comme à celui des libertés fondamentales. Les détracteurs du « néolibéralisme » ont sans doute raison d’être chagrinés par le copinage. Mais qu’ils ne se trompent pas de combat ! Appeler l’Etat à la rescousse ne ferait sans aucun doute qu’aggraver les problèmes qu’ils condamnent.