Institut de Recherches Economiques et Fiscales

Faire un don

Nos ressources proviennent uniquement des dons privés !

Journal des Libertes
anglais
Accueil » Le pis-aller de la défiscalisation des heures supplémentaires et la perversité de l’impôt progressif

Le pis-aller de la défiscalisation des heures supplémentaires et la perversité de l’impôt progressif

par
147 vues

La seconde loi de finances rectificative pour 2020 du 25 avril 2020 a porté de 5 000 euros à 7 500 euros le plafond d’exonération d’impôt sur le revenu des rémunérations dues au titre des heures supplémentaires et complémentaires effectuées entre le début du confinement et la fin de la période d’urgence sanitaire. On comprend aisément la raison de cette mesure, qui vient s’ajouter à l’exonération des primes exceptionnelles versées aux salariés du secteur privé et aux agents des administrations publiques : soutenir financièrement l’ensemble des contribuables mobilisés dans les secteurs de la santé, de la grande distribution ou encore des transports, afin d’assurer malgré la pandémie de Covid-19 la fourniture de biens et de services vitaux pour chacun d’entre nous.

Pour encourager ces salariés, et pour ainsi dire récompenser leurs efforts supplémentaires de travail, on exonère ainsi d’impôt sur le revenu (au moins partiellement) les revenus perçus au titre de ce surcroît d’efforts. En creux, on admet donc que la pénibilité du travail augmente avec son volume, sa qualité et son intensité, de sorte qu’il apparaît légitime de récompenser celui-ci par une imposition moins élevée. C’est ce même raisonnement, inspiré plus ou moins savamment par la théorie de l’utilité marginale, qui fonde le paiement majoré des heures supplémentaires pour un salarié.

Or, la cohérence irréfutable de cette argumentation pulvérise du même coup la justification habituellement apportée à la progressivité de l’impôt sur le revenu, à laquelle il serait donc opportun de s’attaquer. Afin de donner à la progressivité un vernis scientifique, plusieurs économistes hollandais de la fin du XIXe siècle ont entendu en effet relier la notion d’ « égalité de sacrifice » à la loi de l’utilité marginale décroissante formulée par William Stanley Jevons au début des années 1870. D’après la théorie économique, l’utilité marginale d’un bien utilisé par un individu décroît à mesure qu’augmente la quantité de ce bien. Plus un individu acquiert des unités d’un bien, moins la valeur marginale des unités additionnelles de ce bien est élevée. L’application au revenu de la loi de l’utilité marginale décroissante impliquerait par conséquent que la satisfaction qu’un « riche » obtient des dernières unités monétaires de son revenu serait moins importante que celle qu’un « pauvre » retire de son revenu marginal. Un impôt qui frapperait le « riche » à un taux marginal plus élevé ne le priverait pas de plus de satisfactions (ou utilités en termes économiques) qu’un impôt qui frapperait le « pauvre » à un taux marginal moins élevé. Dans ce cas, l’un et l’autre subiraient un « sacrifice égal ». C’est ce raisonnement qui conduisit Francis Ysidro Edgeworth, en 1897, à justifier la progressivité de l’impôt sur le revenu. La société dans son ensemble gagnerait de surcroît à l’application de taux progressifs qui, en finançant des transferts de revenus des « riches » vers les « pauvres », augmenteraient l’utilité totale.

La justification de la progressivité de l’impôt repose ici sur l’hypothèse d’une utilité marginale cardinale, identique et décroissante pour tous avec l’augmentation du revenu. Pour obtenir la somme agrégée des satisfactions, on additionne nécessairement les utilités d’individus différents, lesquelles impliquent des comparaisons. Or cela pose au moins trois problèmes, qui ont conduit dès 1932 Lionel Robbins à récuser, au nom de la méthode scientifique, l’application de la loi de l’utilité marginale décroissante à l’impôt. Tout d’abord, s’il établit bien qu’un individu est parfaitement capable de classer différents biens selon un certain ordre, en fonction de leur importance et des fins qu’il leur assigne, le marginalisme n’implique pas qu’il en soit de même avec les revenus. Il semble certes réaliste de considérer que l’utilité marginale du revenu décroît, « le plus souvent », à mesure que celui-ci augmente. Mais de trop nombreuses exceptions sont susceptibles d’être rencontrées pour que l’on puisse en déduire une règle de politique fiscale infaillible. L’augmentation du revenu peut en effet générer une augmentation quantitative et qualitative des besoins, et démontrer conséquemment une utilité marginale croissante du revenu. Ensuite, on peut facilement constater qu’un même niveau de revenu suffit à satisfaire un individu A, alors qu’il est insuffisant pour un individu B. Cela conduit à abandonner derechef l’idée de l’invariabilité des fonctions individuelles d’utilité marginale (et même totale). Enfin, et surtout, le marginalisme n’implique pas qu’il soit possible de comparer la grandeur de la satisfaction d’un individu avec celle d’un autre individu. Et c’est bien parce que les utilités sont incommensurables qu’on bute presque immanquablement sur les comparaisons interpersonnelles. Les courbes individuelles d’utilité marginale n’étant pas identiques, toute comparaison interpersonnelle des utilités fondée sur la mesure ordinale est impossible.

À supposer, malgré ces trois objections, que tous les revenus soient décomptés d’après les mêmes principes et que, plus le revenu est important, plus la proportion du prélèvement doive être forte pour que la justice soit satisfaite : toute l’astuce de notre impôt sur le revenu est de calculer les revenus différemment, selon les catégories de contribuables, si bien que seuls les salariés (dont les revenus sont déclarés par l’employeur) se trouvent finalement imposés sur leurs revenus réels…

En fin de compte, ni l’observation, ni l’introspection scientifiques ne justifient une telle utilisation et un tel détournement de la loi de l’utilité marginale décroissante. Puisque nous sommes là en présence d’expériences purement psychiques, éprouvées dans notre for intérieur, nous ne pouvons mesurer rigoureusement les satisfactions de chacun et les comparer avec celles d’autrui. La théorie de l’égalité de sacrifice se heurte à l’impossibilité de connaître précisément chaque « montant » d’utilité liée à chaque revenu et, en définitive, à l’impossibilité d’obtenir une norme objective de l’utilité (pourtant indispensable pour maximiser les satisfactions sociales agrégées en une utilité cardinale et calculer le bonheur collectif). La théorie selon laquelle la progressivité des barèmes d’imposition permettrait l’ « égalité les sacrifices » ne fait donc que traduire les jugements de valeur de ses partisans, mais est dépourvue de tout fondement scientifique.

Même si l’impôt progressif permettait, en nivelant et en uniformisant les revenus, de maximiser l’utilité collective, encore faudrait-il aller au-delà des effets immédiatement visibles. Or, la progressivité amplifie les distorsions créées par l’impôt entre travail et loisir en introduisant de la part de l’agent économique un calcul à la marge. Le rôle joué par la forme de l’impôt (proportionnelle ou progressive) dans la diminution de l’effort de travail peut être précisé à l’aide d’un exemple. Lorsqu’une heure supplémentaire de travail entraîne un surplus de revenu de 20 euros, un prélèvement fiscal à taux proportionnel (c’est-à-dire unique) de 30 % laisse à celui qui le produit 14 euros de revenu disponible, de sorte que renoncer à une heure de travail « coûte » non pas 20, mais 14 euros, quel que soit le nombre d’heures supplémentaires travaillées. Or, lorsque les taux marginaux du barème progressif passent à 35, à 40 puis à 45 %, le revenu disponible après impôt tombe à 13, à 12 puis à 11 euros. Le prix du loisir diminue donc, par rapport à celui du travail, à mesure que s’élèvent les taux. Chacun est d’autant moins incité à travailler « officiellement » que le rendement de son effort supplémentaire est amputé par la fiscalité progressive. Le défaut de « ce qui ne se voit pas » achève de condamner la théorie de l’égalité de sacrifice.

Il résulte de ce qui précède une règle de bonne politique fiscale : mieux vaudrait atténuer la progressivité du barème de l’impôt sur le revenu, en limitant autant que possible l’écart entre taux moyens et taux marginaux, plutôt que de s’ingénier ponctuellement, au gré des circonstances, à vouloir récompenser ex post par le biais d’exonérations en tout genre un effort de travail que l’on décourage et punit ex ante à travers une progressivité par trop débridée…

Abonnez-vous à la Lettre des libertés !

Vous pouvez aussi aimer

Laissez un commentaire