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La répression de la fraude fiscale fait fi de la légitimité et de la morale

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Les articles de presse ont à plusieurs reprises mis en garde les internautes contre les nouveaux pouvoirs dont la loi de finances pour 2024 a doté les administrations fiscales et des douanes. En effet, une disposition permettra aux contrôleurs, à compter d’un décret d’application qui n’est pas encore paru, de créer de faux profils sur les réseaux sociaux pour obtenir l’accès à des comptes privés, puis pour mener des échanges sur ces comptes afin de traquer la fraude fiscale.

Quel montant pour la fraude fiscale ?

Les ministres des Comptes publics successifs insistent lourdement sur la lutte contre la fraude fiscale. Pendant longtemps, au moins depuis l’arrivée au pouvoir des socialo-communistes en 1981, celle-ci était par le plus grand des hasards estimée… au montant du déficit budgétaire. Les fraudeurs, assimilés par certains aux « riches », étaient donc responsables du trou annuel des finances publiques, et non pas les mauvais gestionnaires au pouvoir.

Cette fable n’est plus à l’ordre du jour depuis que le déficit a atteint des hauteurs inconnues en temps de paix sous la République. La fraude n’en demeure pas moins évaluée à des montants imposants avec une fourchette inévitablement large, de l’ordre de 30 à 80 milliards d’euros par an, et même 100 milliards selon le très modéré syndicat Solidaires Finances publiques. En novembre dernier, un rapport de la Cour des comptes s’est alarmé de l’absence d’évaluation rigoureuse de la fraude, le seul chiffre précis disponible étant celui du montant total des sommes réclamées après contrôle par le fisc, soit une quinzaine de milliards d’euros chaque année, un chiffre d’ailleurs éloigné des sommes qui rentrent effectivement dans les caisses de l’État (Le Monde, 15 novembre 2023).

Signes extérieurs de richesse

Traditionnellement, les services fiscaux épluchaient les articles de la presse « people » et de la presse économique pour vérifier le train de vie et/ou la domiciliation des plus fortunés (Voir « Comment le fisc vous espionne », Le Figaro Magazine, 25 janvier 2019).

La comédie Signes extérieurs de richesse, sortie en 1983, comportait une scène devenue culte. Dans les locaux du fisc, la contrôleuse des impôts (Josiane Balasko) montrait à l’infortuné contribuable (Claude Brasseur) une photographie prise dans une discothèque à la mode et parue dans un magazine avec zoom sur les grains de caviar dans les assiettes. Le conseiller fiscal du fraudeur patenté, « expert en comptabilité » car il n’avait pas son diplôme d’expert-comptable (Jean-Pierre Marielle), répliquait que cela pouvait tout aussi bien être des groseilles. « Des groseilles sur des toasts ? », faisait mine de s’étonner la contrôleuse. « C’est excellent ! », rétorquait le conseiller…

Depuis la loi de finances pour 2020 et en dépit des fortes réserves de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, les contrôleurs peuvent collecter et exploiter les contenus librement accessibles sur les plateformes d’échange, telles eBay ou Leboncoin, et sur les réseaux sociaux, pour détecter certains manquements aux règles fiscales ou douanières. Un rapport sénatorial d’octobre 2022 recommandait d’« étoffer »  l’arsenal de lutte, notamment pour la « sécurisation (sic) » des dispositifs d’accès aux données. Il suggérait entre autres que les agents des administrations fiscale et des douanes puissent, afin de rechercher d’éventuelles infractions graves, collecter et exploiter au moyen de traitements automatisés et informatisés non plus seulement les données « librement » accessibles sur les plateformes en ligne, mais aussi les données « publiquement » accessibles, c’est-à-dire celles auxquelles tout le monde peut avoir accès après connexion sur la plateforme (rapport d’information au nom de la commission des finances par la mission d’information sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, Sénat, n° 72, session ordinaire de 2022-2023, enregistré le 25 octobre 2022).

Fin 2023, Le Monde (21 décembre 2023) a publié le rapport du ministère de l’Economie et des Finances qui révélait des résultats limités de la récupération en masse des données en ligne pour détecter les activités sanctionnées par une majoration de 80 % des droits. On apprenait que le coût de la mise en place du dispositif avait atteint 600.000 euros et que le « coût de croisière » était estimé à 150.000 euros. Le régime prévu à titre expérimental vient cependant d’être reconduit par la dernière loi de finances.

Toutefois, les agents ne pouvaient toujours pas accéder aux plateformes, telle Facebook, qui nécessitent la création d’un compte. C’est cette digue que la loi de finances pour 2024 vient de faire sauter.

Des critiques multiformes

Les protestations ont été quasi unanimes.

D’abord, beaucoup ont mis en cause une violation caractérisée de la vie privée et une collecte abusive de données personnelles. Les Etats-Unis ont d’ailleurs mis fin pour cette raison à ce type de système. Certes, le gouvernement et l’administration se veulent toujours rassurants. Des conditions strictes sont posées par la loi : agents du fisc ayant au moins le grade de contrôleur des finances publiques et spécialement habilités ; enquêtes menées pour les besoins de la recherche ou de la constatation de manquements particulièrement graves (en pratique et pour illustration, une fausse domiciliation fiscale à l’étranger ou une discordance entre les déclarations et le train de vie). Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics, avait déclaré préventivement en 2019 qu’il ne s’agissait pas d’« embêter les Français en collectant des photos de vacances pour voir combien ils dépensent », mais « seulement de chercher des éléments d’indices de soupçons de grosses fraudes ». Autrement dit, le ministre entendait faire peur aux fraudeurs et justifier un large contrôle sous couvert de lutte contre les « gros ».

Mais justement, autre critique portée contre le nouveau texte comme d’ailleurs contre  celui qui existait déjà, on peut se demander, sauf provocation, quel grand fraudeur serait assez sot pour étaler sur le web ses richesses mal acquises…

Par ailleurs, la crainte de « Big Brother » prend de l’ampleur. Une loi du 23 octobre 2018 oblige déjà les plateformes collaboratives de location meublée, telle Airbnb, à identifier les loueurs et transmettre annuellement à l’administration les revenus versés à compter d’une certaine limite. Les services fiscaux utilisent également Google Earth afin d’observer les propriétés immobilières et de traquer les fraudes. Problème : les photographies datent parfois et elles induisent souvent en erreur. Ainsi, les inexactitudes au sujet de la détection des piscines non déclarées sont estimées à 30 % des cas, le logiciel ne parvenant pas à faire le départ entre les piscines hors sol et les bâches bleues (petit conseil : si vous avez une bâche sur votre terrain, utilisez plutôt une couleur LGBTplus, vous égaierez votre propriété, vous vous ferez bien voir du microcosme parisien et vous ne risquerez pas un redressement fiscal…) !

De plus, certains se demandent comment les agents vont mettre en pratique leurs nouveaux pouvoirs avec la création de faux comptes et si les garanties accordées aux contribuables ne vont pas faire pschitt… Et ce, d’autant plus si lesdits agents sont rémunérés, indirectement au travers de leur notation, selon les sommes réclamées après contrôle… Ne seront-ils pas amenés à pousser les internautes à la faute dans le cadre de discussions en ligne ? Bercy a assuré du contraire, mais il est permis de ne pas prendre ses déclarations pour argent comptant… Le Cercle des fiscalistes mettait en garde en 2022 contre l’adoption d’une mesure qui permettrait de surveiller, puis de redresser un contribuable sans qu’il connaisse l’origine du redressement (Le Figaro, 7 novembre 2022).

Des critiques à nuancer

Le fait de critiquer la nouvelle législation est à la fois compréhensible et rassurant car cela prouve la vigilance des défenseurs des libertés. Nonobstant, la question nécessite que l’on prenne de la hauteur de vue.

Qui dit État, dit impôt. On peut considérer, à l’image du nouveau président argentin, Javier Milei, que l’État n’est pas légitime. Il s’ensuit que les impôts sont illégitimes, par conséquent que le fisc devrait disparaître. Mais si l’on juge, à l’encontre des anarchistes de tous bords, que l’État est légitime, tant que cette forme de pouvoir existera elle aura besoin de financement. A quelle hauteur ? C’est un autre problème et l’Iref plaide en faveur d’un Etat qui se limite à une fiscalité modérée.

Le Conseil constitutionnel a fait de la lutte contre la fraude fiscale un objectif de valeur constitutionnelle. La nature humaine étant ce qu’elle est, il existera toujours des fraudeurs et ce, quel que soit le niveau de la fiscalité. Il en existera d’ailleurs toujours plus lorsque celle-ci sera abusivement élevée et exagérément complexe… L’administration fiscale et les douanes sont fondées à traquer les fraudeurs et elles ne peuvent le faire au XXIe siècle avec les outils du XIXe. En réalité, elles utilisent des méthodes parfois illégales dont elles demandent l’institutionnalisation et elles obtiennent fréquemment satisfaction. Sauf à verser dans l’hypocrisie et la démagogie, il n’est donc pas scandaleux qu’elles puissent se servir de données en libre accès sur internet, d’autant plus que le fisc a toujours un temps de retard sur les fraudeurs.

Il n’est pas plus scandaleux qu’un fonctionnaire soit rémunéré au mérite. Encore faudrait-il que cela soit dit en toute transparence, que la rémunération provienne des droits effectivement recouvrés et non pas simplement réclamés, enfin que des garanties de contrôle et de recours existent vraiment.

Une réforme contraire à la morale

Il n’en demeure pas moins que la réforme n’est pas acceptable, mais pas pour les raisons précédemment mentionnées.

Ce qui est proprement scandaleux, c’est que l’Etat se permette d’espionner les contribuables et, en définitive, de considérer que « tout contribuable est un fraudeur qui s’ignore ». Il n’est pas tolérable qu’un agent de l’administration crée un faux compte pour induire en erreur un contribuable et qu’il discute avec lui pour tenter, quoi qu’on en dise, de le piéger. La morale et l’État ne font certes pas bon ménage, mais il est permis de considérer ici que toutes les bornes de la décence et de l’honnêteté ont été dépassées avec ces méthodes déloyales et sournoises. La fin ne justifie pas les moyens.

Ces raisons, qui ne concernent rien de moins que la définition d’un État de droit, vont au-delà des considérations utilitaristes sur les conséquences néfastes de la nouvelle législation : société de la peur et de la défiance généralisées conduisant les individus à ne plus communiquer entre eux librement. Comme le pointait avec humour le Cercle des fiscalistes, « pourquoi dans cette logique ne pas autoriser les contrôleurs à ouvrir les enveloppes des bureaux de poste ? ». Ce serait ressusciter le cabinet noir de sinistre mémoire…

Il est aussi piquant de relever que l’État, ce grand Tartuffe, souhaite la levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux tout en utilisant l’anonymat sur les mêmes réseaux au motif de lutte contre la fraude fiscale ! Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais…

Le Conseil constitutionnel comme viatique ?

Comme chaque année, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la loi de finances. A la suite de la décision du 28 décembre 2023, la loi de finances pour 2024 a été promulguée, délestée de ses dispositions non conformes à la Constitution. Mais, selon une clause habituelle, le Conseil n’a pas soulevé d’office l’inconstitutionnalité des autres dispositions, ce qui lui réserve le droit de se prononcer ultérieurement. Ce n’est en effet que lors d’un procès que pourra être soulevée, par le truchement d’une question prioritaire de constitutionnalité, l’inconstitutionnalité de la nouvelle mesure.

Peut-on anticiper la décision de la haute juridiction ? Nous resterons très prudents, mais il faut bien comprendre que l’existence de l’objectif à valeur constitutionnelle qu’est la lutte contre la fraude fiscale couplée au très vague « intérêt général » dont le Conseil use habituellement, laisse à penser qu’il validerait la disposition contestée en l’assortissant sans doute de réserves d’interprétation. La solution ne pourrait alors venir que de l’abrogation du texte, une abrogation plus qu’hypothétique en l’état quelle que soit la majorité au pouvoir…

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2 commentaires

Gilles 27 février 2024 - 9:05

Je vous remercie de votre suggestion et vais de ce pas m’employer à changer la bâche de la piscine point satisfaire le boboisme ambiant.

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Roven 27 février 2024 - 9:13

Est-ce que l’État racketteur utiliserait maintenant des méthodes de gangster ?
Bien évidemment, aucun contrôle n’empêchera le faux ami préféré des français de les violenter de plus en plus…

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