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« Des politiques en France peinent à faire leur deuil des années de colbertisme ou de gaullisme »

Interview d’Anne de Guigné

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Matthieu Creson (MC) : Anne de Guigné, vous êtes journaliste au Figaro et essayiste. Vos deux derniers ouvrages s’intitulent Ils se sont souvent trompés : 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l’économie mondiale – (éditions du Rocher, 2023), et Le Capitalisme woke : quand l’entreprise dit le bien et le mal (Presses de la Cité, 2022). J’aimerais vous interroger sur ces deux ouvrages car ils sont tous deux au cœur de l’actualité économique et financière. Tout d’abord, à propos du capitalisme woke, en quoi les événements survenus depuis la publication du livre l’an dernier corroborent-ils ce que vous avez écrit ?

Anne de Guigné (AG) : Dans cet essai, je décrivais le phénomène d’entrée en politique des entreprises et le fait qu’elles avaient majoritairement tendance à défendre un agenda progressiste. Je remarquais aussi le début d’une réponse conservatrice, certains groupes, dans l’industrie ou l’énergie, prenant le contre-pied sur les sujets sociétaux ou environnementaux. Et je m’interrogeais alors sur la possible polarisation du monde du business. Un an plus tard, nous y sommes. La polarisation qui caractérise la scène politique a clairement gagné le monde du business. Et je pense que nous avons tous à y perdre.

MC : Pensez-vous que le capitalisme woke tient surtout d’un phénomène de mode, ou bien pensez-vous au contraire qu’il s’agit d’une tendance de fond impliquant une mutation en profondeur du capitalisme tel qu’il fut appliqué jusqu’à présent ?

AG :  Il faut écouter Larry Fink, le patron de Blackrock, qui fut par ses lettres, en grande partie à l’origine de cette vague de moralisation du capitalisme. Au début de l’été, il a déclaré qu’il n’utiliserait plus le terme ESG (pour les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance), car ces lettres avaient été « militarisées » par l’extrême-gauche et l’extrême-droite. J’ai ainsi l’impression qu’aux Etats-Unis les entreprises commencent à comprendre qu’elles ont beaucoup à perdre dans ces prises de position trop radicales. Reste à espérer que l’Europe ne s’enferre pas seule dans cette voie.

MC : Passons à votre ouvrage le plus récent, Ils se sont souvent trompés. Il se compose de dix chapitres qui traitent tous d’une erreur fondamentale ou d’un ensemble d’erreurs commis(e) par des dirigeants politiques au pouvoir, de Dioclétien jusqu’à l’époque récente, en passant par Philippe Le Bel, le Régent (avec le système de Law), etc. D’où cette question : avons-nous toujours su tirer les leçons des erreurs passées au plan économique et financier afin de ne pas les reproduire ? Ou bien l’histoire économique n’est-elle au fond qu’une succession d’erreurs qui se répètent de manière plus ou moins inchangée ? (Chose qui conduirait dès lors à se demander à quoi peut bien servir la science économique !…)

AG : Avec cette succession d’erreurs, j’ai voulu parler de la nature de la politique économique car je crois que les erreurs disent toujours plus de celui qui les commet que ses réussites. Et l’une des conclusions du livre est qu’en effet on ne tire jamais vraiment de leçons des échecs passés. Ainsi sur l’inflation, les débats actuels ressemblent beaucoup à ceux de l’époque de Dioclétien, au tout début du IIIème siècle. Pourquoi une telle répétition ? Cela s’explique, je crois, par le fait que la nature humaine ne change pas et face à un phénomène complexe, chacun cherche toujours des réponses simples. Tocqueville l’a bien expliqué : « Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance qu’une idée vraie, mais complexe ».

Tout l’art de la politique est alors de trouver un chemin de crête entre la demande de simplicité des gouvernés et la complexité de la réalité. Les populistes se contentent de répondre à la première exigence.

MC : Quel regard portez-vous sur le bilan économique du règne de Louis XIV ? À entendre une certaine droite (on ne sait pas comment l’appeler : colbertiste, « civilisationnelle », etc.), le colbertisme serait un modèle encore largement actuel pour l’économie de notre pays. (Une idée qui, soit dit en passant, plaît aussi à gauche, comme on a pu le voir lorsqu’Arnaud de Montebourg était ministre du « Redressement productif » sous la présidence de François Hollande.) Or le colbertisme fut un mercantilisme, c’est-à-dire une doctrine économique reposant sur l’idée qu’il faut exporter au maximum et importer le moins possible. Mais le moteur de l’économie, c’est la croissance, c’est l’initiative privée non entravée par une fiscalité spoliatrice et les carcans normatifs et réglementaires de toutes sortes. N’y a-t-il pas ici un préjugé encore largement tenace chez nombre de nos concitoyens ?

AG : Oui le colbertisme plaît aux politiques car il leur donne un sentiment de puissance. Et le gouvernement actuel ne fait pas exception à la règle. Colbert a beaucoup fait pour la France, comme ceux qui ont reconstruit le pays après la Deuxième Guerre mondiale, mais il s’agissait de deux moments particuliers. Et vous avez raison, en rythme de croisière, la prospérité naît des hommes et des femmes qui osent entreprendre, non pas de l’Etat. Ce dernier a un important rôle de régulation à jouer pour inciter à l’initiative et surtout assurer à tous des services publics de qualité.

En revanche, l’Etat n’est évidemment pas mieux armé que le privé pour décider par exemple quelles seront les technologies du futur. A ce titre le financement de programmes de recherche pré-fléchés interroge. Le fiasco récent du nucléaire en France a par ailleurs bien démontré les limites de l’intervention politique dans le domaine économique.

Quant aux théories mercantilistes, qui défendent l’idée que le pays le plus puissant est celui qui détient le plus de métaux précieux dans ses coffres-forts, elles sont bien sûr complètement datées. Reste qu’elles détiennent un fond de sagesse évident quand on voit l’état de la balance commerciale de la France et de son déficit public.

MC : L’es erreurs que vous soulevez dans votre livre n’ont-elles pas au moins en partie pour origine la trop grande confiance des politiques dans leur capacité à changer le cours des choses pour le meilleur ? L’une des causes de ces erreurs n’est-elle pas ce qu’on pourrait appeler la « tentation interventionniste » : l’idée, par exemple, qu’une crise sera d’autant mieux affrontée si l’État accroît son champ d’action en conséquence et fait preuve de « volontarisme », au détriment de l’initiative privée et de la liberté individuelle ?

AG : Oui, c’est une tentation très forte des politiques en France, qui peinent à faire leur deuil, comme on le disait, des années de colbertisme ou de gaullisme. Nous sommes arrivés à un moment très complexe de notre histoire où les citoyens à la fois attendent tout de l’Etat mais ne lui font aucune confiance. Pendant le covid, l’économie a quasiment été socialisée et le pays a semblé l’accepter très sereinement ! Les chefs d’entreprise sont d’ailleurs très ambigus sur le sujet. Officiellement, ils prônent plus de liberté et moins de prélèvements mais au premier vent contraire exigent des aides publiques. La liberté n’a de sens que si elle admet l’exercice de la responsabilité.

Je crois qu’un des problèmes français vient du fait que les frontières sont mal délimitées entre sphères publique et privée. L’Etat intervient à tort et à travers sur d’innombrables sujets qui relèvent du privé et ne relèvent pas ses missions fondamentales. Je pense notamment à l’école. A l’heure de la nécessaire, et forcément douloureuse, transition énergétique, c’est aussi à la sphère publique de tracer la voie à suivre tout en laissant à chaque acteur la liberté de choisir la manière dont il s’adaptera aux nouvelles contraintes.

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Esentielliste 24 janvier 2024 - 6:46

J’aime bien AG du Figaro lorsqu’elle parle des entreprises et parfois à la place des grands dirigeants du CAC 4O ..
A-t-elle jamais occupé un poste de responsabilité dans une structure de sociétés majeures ??

Le plus intéressant est le jugement qu’elle porte sur la filière nucléaire française lorsqu’elle écrit:
« le fiasco du nucléaire en France a démontré les limites de l’intervention politique en matière économique »

Ne sait-elle pas que le quasi abandon de la filière nucléaire française ,ainsi que les dernières avancées « <Superfenix"
a été obtenu grâce à la pression considérable des "Verts" allemands e ta complicité des gouvernements allemands qui ont tout fait pour casser ce merveilleux atout de l'ingeenerie française.

Il ne s'agit nullement d'un fiasco mais au contraire d'une remarquable réussite de l'industrie française que nos concurrents ont voulu détruire . Ils t ont parfaitement réussi.

Je tenais à rétablir une situation d'autant que c'est la pierre angulaire du succès ou de l'échec de l'économie française à venir
Merrci à AG d'en tenir compte.

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