La liberté académique s’érode-t-elle en France ? Il semblerait que l’on puisse répondre par l’affirmative, et les Presses universitaires de France (PUF) viennent d’en fournir une éclatante démonstration avec l’annulation de la publication de Face à l’obscurantisme woke. Un livre qui dénonce les « idéologies décoloniales », les « théories de la race et du genre dans les milieux actuels de la recherche en lettres et sciences humaines, en droit et même dans les sciences dures ».Â
Pour l’éditeur, la raison de cette volte-face est simple : « Nous estimons que les conditions nécessaires à un accueil serein de ce livre collectif ne sont plus réunies aujourd’hui, le projet de cet ouvrage ayant été conçu il y a plus de deux ans dans un contexte bien différent ». Comprendre : le climat ambiant ne permet plus la parution d’un livre qui risque de déranger les milieux militants.
L’ouvrage, fruit d’un travail de trois ans, est présenté comme un traité scientifique sur la question du wokisme. À l’origine, les auteurs ont été contactés par les éditions PUF. Tous sont des universitaires : Pierre Vermeren, historien ; Xavier-Laurent Salvador, professeur de lettres modernes ; Emmanuelle Hénin, professeur de littérature comparée. On leur reproche notamment d’être liés à l’Observatoire d’éthique universitaire, anciennement Observatoire du décolonialisme. Ce collectif d’universitaires a été accusé d’être un « faux think tank » par le média Arrêt sur images pour avoir publié un rapport sur le concept d’islamo-gauchisme à l’université, après que le CNRS ait refusé de mener toute enquête sur le sujet.
Un champ de recherche interdit ?Â
Il semblerait donc que l’engagement des chercheurs contre le militantisme dans l’enseignement supérieur leur vaut un discrédit automatique. Dans une interview sur Europe 1, Xavier-Laurent Salvador dénonce une « dichotomie absurde », une vision manichéenne opposant les « pro » et les « anti » woke. Pour lui, la décision des éditions PUF est symptomatique de ce qu’il se passe dans le monde universitaire : il y a clairement des « pensées » et des « champs de recherche » interdits. Il cite le cas d’un collègue, psychologue spécialiste du trauma, qui a écopé d’une interdiction d’enseigner avec suspension de salaire pendant trois ans parce qu’il a osé dire que les hommes et les femmes sont différents. Pour M. Salvador, les commissions disciplinaires ne sont autre que les « instruments de cette pensée ».
Chasse aux sorcières
Ce qui ressemble, ni plus ni moins, à une chasse aux sorcières fait écho à ce qu’il se passe déjà dans d’autres pays depuis plusieurs années. Parmi les plus cas les plus médiatisés : Peter Boghossian, professeur à l’université de Portland aux États-Unis, a été contraint de démissionner en 2021 après avoir exposé la faiblesse méthodologique de certaines études en sciences sociales. Il a réussi à publier des articles parodiques dans des revues académiques pourtant jugées sérieuses dans ce domaine. L’un d’eux concerne une prétendue « culture du viol » omniprésente dans les parcs à chiens de Portland.
Au Royaume-Uni, Kathleen Stock, professeure de philosophie à l’université du Sussex, a été harcelée jusqu’à la démission pour avoir osé affirmer que l’identité de genre ne pouvait pas complètement supplanter le sexe biologique – ce qui a été jugé « transphobe » par une partie de la communauté universitaire et des étudiants militants. Ce harcèlement a pris de telles proportions que la police lui a conseillé d’installer une caméra de surveillance à sa porte d’entrée et que certaines de ses conférences ont dû être protégées par des agents de sécurité.
Au Canada, Jordan Peterson, psychologue clinicien et universitaire, a vu sa carrière basculer pour s’être opposé publiquement aux nouveaux dogmes sur le genre, y compris une proposition de loi en 2016 (Bill C-16) qui interdisait toute forme de discrimination sur la base de « l’identité de genre » ou « l’expression de genre ». Le Collège des psychologues de l’Ontario, le corps professionnel auquel il appartenait, l’a sommé de suivre une formation continue en matière de professionnalisme dans les déclarations publiques, faute de quoi il risquait de perdre son droit d’exercer. Il a perdu son procès et s’est expatrié aux États-Unis.
Quand le conformisme remplace le débat
Qu’une maison d’édition ne soit pas capable de résister aux pressions idéologiques à l’Å“uvre est particulièrement inquiétant. D’autant plus que l’un des arguments consiste à agiter le spectre de Trump. L’éditeur a évoqué « le contexte politique et international actuel », en référence aux politiques menées aux États-Unis contre ce mouvement. Une manière peu subtile d’assimiler toute critique du wokisme à une offensive réactionnaire. Comme si, pour éviter d’être soupçonné de complaisance à l’égard de Trump, il fallait embrasser aveuglément toutes les tendances pseudo-progressistes, quelles que soient leurs dérives, et quand bien même leurs présupposés idéologiques seraient erronés.
La décision des éditions PUF n’est pas un cas anecdotique. Elle est le symptôme d’un mal plus profond, une dynamique plus large où des pans entiers de la recherche et du débat académique sont verrouillés par des militants. L’université, autrefois temple du savoir, de la contradiction et de la confrontation d’idées, devient un espace de conformisme où seuls les discours validés par la nouvelle orthodoxie sont tolérés.
Face à l’obscurantisme woke sera publié par une autre maison d’édition. Mais la question demeure : combien de livres, combien de conférences, combien de publications seront-elles enterrées sous la pression de mouvances sectaires ? Et surtout, combien d’universitaires courageux accepteront encore de s’exprimer sans avoir peur d’être ostracisés par leurs pairs ?