Alors que s’élèvent des voix multiples pour supprimer la propriété intellectuelle des vaccins, il nous paraît opportun de publier cette lettre de Bastiat, toujours d’actualité, qui remet les idées en place.
Mugron, le 9 septembre 1847. [[Rédacteur en chef du Libre-Échange.]]
MONSIEUR,
J’apprends avec une vive satisfaction l’entrée dans le monde du journal que vous publiez dans le but de défendre la propriété intellectuelle.
Toute ma doctrine économique est renfermée dans ces mots : les services s’échangent contre des services, ou en termes vulgaires : Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi, ce qui implique la propriété intellectuelle aussi bien que matérielle.
Je crois que les efforts des hommes, sous quelque forme que ce soit, et les résultats de ces efforts, leur appartiennent, ce qui leur donne le droit d’en disposer pour leur usage ou par l’échange. J’admire comme un autre ceux qui en font à leurs semblables le sacrifice volontaire ; mais je ne puis voir aucune moralité ni aucune justice à ce que la loi impose systématiquement ce sacrifice. C’est sur ce principe que je défends le libre-échange, voyant sincèrement dans le régime restrictif une atteinte, sous la forme la plus onéreuse, à la propriété en général, et en particulier à la plus respectable, la plus immédiatement et la plus généralement nécessaire de toutes les propriétés, celle du travail.
Je suis donc, en principe, partisan très-prononcé de la propriété littéraire. Dans l’application, il peut être difficile de garantir ce genre de propriété. Mais la difficulté n’est pas une fin de non-recevoir contre le droit.
La propriété de ce qu’on a produit par le travail, par l’exercice de ses facultés, est l’essence de la société. Antérieure aux lois, loin que les lois doivent la contrarier, elles n’ont guère d’autre objet au monde que de la garantir.
Il me semble que la plus illogique de toutes les législations est celle qui régit chez nous la propriété littéraire. Elle lui donne un règne de vingt ans après la mort de l’auteur. Pourquoi pas quinze ? pourquoi pas soixante ? Sur quel principe a-t-on fixé un nombre arbitraire ? Sur ce malheureux principe que la loi crée la propriété, principe qui peut bouleverser le nombre.
Ce qui est juste est utile : c’est là un axiome dont l’économie politique a souvent occasion de reconnaître la justesse. Il trouve une application de plus dans la question. Lorsque la propriété littéraire n’a qu’une durée légale très-limitée, il arrive que la loi elle-même met toute l’énorme puissance de l’intérêt personnel du côté des œuvres éphémères, des romans futiles, des écrits qui flattent les passions du moment et répondent à la mode du jour. On cherche le débit dans le public actuel que la loi vous donne, et non dans le public futur dont elle vous prive. Pourquoi consumerait-on ses veilles à une œuvre durable, si l’on ne peut transmette à ses enfants qu’une épave ? Plante-t-on des chênes sur un sol communal dont on a obtenu la concession momentanée ? Un auteur serait puissamment encouragé à compléter, corriger, perfectionner son œuvre, s’il pouvait dire à son fils : « Il se peut que de mon vivant ce livre ne soit pas apprécié. Mais il se fera son public par sa valeur propre. C’est le chêne qui vous couvrira, vous et vos enfants, de son ombre. »
Je sais, Monsieur, que ces idées paraissent bien mercantiles à beaucoup de gens.
C’est là la mode aujourd’hui de tout fonder sur le principe du désintéressement chez les autres. Si les déclamateurs voulaient descendre un peu au fond de leur conscience, peut-être ne seraient-ils pas si prompts à proscrire dans l’écrivain le soin de son avenir et de sa famille, ou le sentiment de l’intérêt, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Il y a quelque temps, je passai toute une nuit à lire un petit ouvrage où l’auteur flétrit avec une grande énergie quiconque tire moindre rémunération du travail intellectuel. Le lendemain matin, j’ouvris un journal, et, par une coïncidence assez bizarre, la première chose que j’y lus, c’est que ce même auteur venait de vendre ses œuvres pour une somme considérable. Voilà tout le désintéressement du siècle, morale que nous nous imposons les uns aux autres, sans nous y conformer nous-mêmes. En tout cas, le désintéressement, tout admirable qu’il est, ne mérite même plus son nom s’il est exigé par la loi, et la loi est bien injuste si elle ne l’exige que des ouvriers de la pensée.
Pour moi, convaincu par une observation constante et par les actes des déclamateurs eux-mêmes, que l’intérêt est un mobile individuel indestructible et un ressort social nécessaire, je suis heureux de comprendre qu’en cette circonstance, comme dans beaucoup d’autres, il coïncide dans ses effets généraux avec la justice et la plus grand bien universel : aussi je m’associe de tout cœur à votre utile entreprise.
Votre bien dévoué,
FREDERIC BASTIAT
Sources :
Institut Coppet/ Le libre échange
Œuvres complètes, vol. 2, p. 340.
5 commentaires
Lettre sur la propriété intellectuelle
Autant j’accorde une grande admiration à F. Bastiat, autant ce texte me paraît partisan et enclin à la sollicitude et, de fait, loin de la rigueur analytique qui caractérise ce grand penseur dans la plupart de ses écrits.
Une même idée peut éclore dans plusieurs cerveaux humains à travers le monde, au même moment ou presque (d’ailleurs, comment prouver lequel y a pensé le premier ?). Une idée n’est pas rare, il s’agit même par essence d’une ressource illimitée.
Parmi les différents individus ayant eu la même idée, au même moment, sans se connaître, combien pourraient tirer profit de celle-ci ? Certainement plusieurs avec un développement inégal du fait des capacités de chacun et des externalités auxquelles chacun peut être confronté.
Mais, si un seul de ces individus avait le réflexe de « protéger » son idée en la faisant breveter, lui seul en tirerait profit. Et encore, faudrait-il qu’il ait les capacités de le faire et ainsi d’en faire bénéficier le plus grand nombre.
Alors que, si aucun brevet n’avait été déposé, certainement que d’autres penseurs de la même idée auraient pu ne serait-ce qu’essayer de maximiser les profits à tirer de cette idée. Ceci avec des succès variables comme évoqué plus haut mais surtout auraient-ils été soumis à la concurrence, non pas de l’idée elle même mais des capacités de chacun.
D’ailleurs, aucune étude n’a jamais démontré que la propriété intellectuelle permettait le développement de l’innovation et dans nombre de cas, il semblerait qu’elle soit davantage un frein qu’un accélérateur.
Un des plus grands arguments contre la notion de propriété intellectuelle reste que certaines créations ne peuvent pas faire l’objet d’une protection par la propriété intellectuelle, ce qui est le cas des concepts philosophiques par exemple. Et il est évident que protéger certaines créations et pas d’autres apparaît proprement injuste. Sans compter que cette propriété est arbitrairement limitée dans le temps par le législateur (20 ans d’une manière générale) car, contrairement à la propriété physique, il est évident que les conséquences d’une propriété intellectuelle illimitée seraient catastrophiques pour l’innovation !
Malgré tous les efforts des naturalistes ou des utilitaristes, aucuns de leurs raisonnements n’ont jamais permis de justifier pour une création intellectuelle la notion de propriété qui ne peut l’être que du fait de la rareté de la chose. N’en déplaise, malheureusement, à Monsieur Frédéric Bastiat…
Réponse au commentaire de Ph Pagès
Je suis entièrement d’accord avec vous sur tout ce que vous dites.
Je rappelle que le brevet est une des incarnations de l’arbitraire étatique, il n’y aurait pas de brevet sans État.
Le brevet est une violation complète, totale et abominable de la propriété privée.
Je connaissais ce texte de Bastiat et il ne lui fait pas honneur. Ce texte nous rappelle que malheureusement, comme a dû le reconnaître et l’avouer Faré, Bastiat est bel et bien un minarchiste…
Réponse au commentaire de Ph Pagès
Je me permets de rappeler que le brevet n’est pas obligatoire !
Bien à vous
Réponse à Nicolas Lecaussin
Bien sûr le brevet n’est pas obligatoire, mais vous savez parfaitement que si vous n’en déposez pas à l’occasion d’une innovation susceptible d’être brevetée (en vertu des différentes lois qui existent), quelqu’un d’autre qui aura connaissance de vos travaux pourra la breveter et ensuite vous ne pourrez plus exploiter à titre commercial le fruit de vos propres travaux (!!!) Vous voyez un peu le problème ? C’est délirant.
Et il est souvent particulièrement difficile de savoir quoi et comment breveter quelque chose. Cela occasionne un gaspillage de moyens insolent pour démêler les choses, le tout sans aucun profit pour personne alors que votre but est de rendre votre innovation non brevetable (officiellement sous licence libre de droits). Vous devez agir et gaspiller des moyens pour empêcher que d’autres personnes vous empêchent de continuer à créer : c’est complètement fou.
Dans la même veine il y a le problème des patent trolls qui sont des sociétés parasitiques, car elles ne rendent aucun service, et qui vivent du rançonnage des entreprises créatrices de richesse.
Comme vous le voyez, les brevets occasionnent des pertes de richesse (richesses jamais créés alors qu’elles l’auraient été en l’absence de l’existence des brevets) incommensurables.
Les brevets sont contraires au droit naturel de manière bibliquement simple puisqu’ils interdisent aux gens de faire ce qu’ils veulent avec ce qui est à eux et d’échanger librement le fruit de leur travail, le tout dans le respect pourtant total du principe de non agression.
Il n’y a qu’un seul remède : il faut supprimer totalement les brevets.
Réponse aux commentaires de Baptiste
En parfait accord avec vos remarques et propos.
Bastiat était peut-être minarchiste mais au milieu du 19e siècle, même les penseurs les plus libéraux pouvaient-ils imaginer l’existence d’une Nation sans état ?
Pourtant, Bastiat a lui-même écrit que l’état était « cette grande fiction par laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». Or, le concept de propriété intellectuelle relève typiquement de cet axiome en étant, comme vous le dites, contraire aux Droits Naturels : une minorité a ainsi obtenu un faux droit, par le biais d’une loi, lui permettant de prospérer au détriment de la grande majorité avec les représentants de l’état comme arbitres…
L’intention originelle était comme souvent assurément bonne mais les conséquences, comme l’a régulièrement démontré Bastiat, sont finalement pires que l’injustice qu’elle prétendait corriger : « il y a ce qui se voit et ce qui ne se voit pas ».
D’autant plus surprenant de la part de Bastiat. Une faiblesse, une erreur d’appréciation, dont je ne me permettrais pas de lui tenir rigueur.