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Comment réconcilier L’Archipel français ?

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Sous-titré « naissance d’une nation multiple et divisée », le livre de Jérôme Fourquet paru en mars 2019 est une photographie aussi saisissante que documentée de la sociologie politique française. Que faut-il en retenir ?

L’« archipelisation » de la société

Dans L’Archipel français, le sociologue et directeur du département « opinion et stratégies d’entreprise » de l’institut de sondages IFOP reprend la thèse d’Emmanuel Todd de l’effondrement de la matrice catholicisme – anticléricalisme déjà engagé après-guerre, largement consommée en mai 68, et presque éradiquée de nos jours.

En plus de la diminution du nombre de baptisés chez les jeunes (65 % des 18-24 ans contre 80 % dans la population), seuls 7 % des baptisés revendiquent une pratique hebdomadaire. Les effectifs des prêtres diocésains ont été divisés par deux en vingt ans. La messe est dite, l’Église a perdu la place prépondérante qu’elle avait en France.

L’analyse de l’occurrence de certains prénoms témoigne d’une profonde évolution des mentalités. En 1900, 20 % des nouveau-nées filles étaient prénommées « Marie », 10 % après-guerre, 0,3 % aujourd’hui. D’autres statistiques laissent le lecteur plus dubitatif quant à leur extrapolation, par exemple l’augmentation de la pratique du tatouage comme signe de déchristianisation.

La perte d’influence de l’Église s’est accompagnée de profonds changements de mentalité qui se sont opérés sur deux ou trois générations seulement : diminution des fréquences de mariage au profit du PACS, augmentation des naissances hors mariage (près de 60 % aujourd’hui, contre moins de 10 % dans les années 1970) et du nombre de divorces (triplement en 50 ans du taux de divorce après 5 ans de mariage). L’IVG est totalement entrée dans les mœurs en deux générations (35 % des +65 ans y adhéraient en 1974, contre 77 % en 2014) tout comme l’acceptation de l’homosexualité, avec un basculement de la majorité des Français en faveur de l’adoption par les couples du même sexe depuis les années 2010. De manière similaire, on observe un effet de cliquet générationnel à l’œuvre sur la PMA avec une inflexion pour les générations post-68. L’anthropocentrisme est aussi challengé par la montée en puissance de la cause animale : soutien au retour du loup et de l’ours, rejet du gavage des oies et de la corrida.

Jérôme Fourquet note cependant que l’effondrement du catholicisme « de convention » s’est accompagné d’un renforcement du catholicisme « d’adhésion » pour une population pratiquante devenue une minorité parmi d’autres.

Inversement, l’opposition anticléricale, véritable Église rouge, n’ayant plus d’ennemi, a elle aussi volé en éclats. En témoigne la chute de la diffusion de L’Humanité (150 000 exemplaires en 1972, 34 000 en 2017), l’effondrement du communisme municipal, la perte d’influence de la CGT ou du nombre d’adhérents aux Jeunesses communistes (100 000 en 1986, 15 000 en 2015).

De ce basculement émerge ce que Jérôme Fourquet appelle un « archipel » fragmenté. En France cohabitent désormais plusieurs populations qui ne lisent plus les mêmes journaux, ne regardent plus les mêmes chaînes de télévision (le JT de TF1 ne rassemble plus que 20 % de l’audience aujourd’hui contre 45 % en 1988) et sont de plus en plus sensibles aux discours complotistes, particulièrement chez les jeunes. Pour l’auteur, la « dislocation de la matrice culturelle commune » se lit au travers de l’évolution de la diversité des prénoms des nouveau-nés, amplifiée par l’assouplissement réglementaire de l’attribution des prénoms en 1993. Le nombre de prénoms différents donnés en France est passé d’environ 2 000 au début du siècle dernier à 13 000 aujourd’hui, accompagné d’une explosion des prénoms dits rares (donnés moins de 3 fois et dénombrés à part par l’INSEE) : 55 000 en 2016 sur 762 000 naissances.

Une « société-archipel » irréconciliable ?

Jérôme Fourquet réalise un panorama des différents îlots qui se dessinent peu à peu suite à la dislocation de la matrice catho-laïque. Premier fait notable, la « sécession des élites ». Géographique d’abord, dans les centres-villes et dans les banlieues huppées avec de plus en plus d’élèves instruits dans des écoles privées et le déclin des colonies de vacances qui générait un certain brassage social (800 000 enfants en avaient bénéficié en 2007 contre 2 millions dans les années 1980). Idéologique et culturelle aussi, avec l’exemple édifiant de l’évolution sociologique du parti socialiste où les cadres ont presque totalement supplanté les ouvriers. Le ressentiment anti-élite a atteint son paroxysme avec les manifestations violentes des gilets jaunes. Le décalage politique se traduit par des priorités sensiblement différentes entre les hauts revenus et la population en général. Les premiers sont plus optimistes sur l’avenir (71 % contre 50 %), appellent à des réformes (77 % contre 56 %) et demandent des baisses d’impôts (68 % contre 48 %). L’exil fiscal, stade ultime de la sécession des élites, est analysé par l’auteur avec un doublement du nombre de Français immatriculés à l’étranger en 30 ans, particulièrement pour les créateurs d’entreprise et les fortunés assujettis à l’ISF. Les élites ont aussi internationalisé leurs enfants grâce au programme Erasmus.

Cette sécession des « premiers de cordée » s’accompagne d’un affranchissement des classes populaires. Elles se sont notamment approprié la culture anglo-saxonne à partir des années 1970, ce qui se traduit par le choix des prénoms (160 000 Kévin enregistrés à l’état civil) et l’adoption du discours du front national qui en a fait sa base électorale.

Jérôme Fourquet détaille aussi la persistance de certaines identités régionales, notamment en Bretagne et en Corse. L’île de beauté observe d’ailleurs un essor d’une génération « natio » qui émerge réellement à partir des années 2000, illustré par le doublement de l’attribution de prénoms corses (1 sur 5 aujourd’hui) et une majorité de votes nationalistes en 2017 (52 %) alors même que la langue corse poursuit son déclin.

L’auteur s’attarde longuement sur les phénomènes migratoires en se basant sur une analyse anthroponymique qui, si elle présente de nombreuses limites, permet de pallier l’interdiction des statistiques ethniques. Jérôme Fourquet décrit la dynamique démographique soutenue de la population issue de l’immigration arabo-musulmane avec près d’un nouveau-né sur cinq appelé avec un prénom arabo-musulman (doublement par rapport au début des années 2000). Cette trajectoire est indexée sur les flux migratoires. Les musulmans représenteraient 6 à 8 % de la population française. Ces chiffres masquent néanmoins une très grande hétérogénéité selon les pays d’origine. Les immigrés se concentrent dans certaines régions, voire certains quartiers spécifiques (40 % des nouveau-nés en Seine Saint-Denis ont un prénom arabo-musulman).

Le processus d’intégration de ces populations est variable et aucune généralité ne peut être avancée simplement. Les représentants des partis politiques, les effectifs militaires et policiers (y compris ceux qui sont tombés lors des attentats), les concours d’entrée dans les administrations sont constitués d’une part significative d’hommes et de femmes issues de l’immigration.

Néanmoins, des signes de fermeture viennent ternir le tableau. L’endogamie, à la fois familiale et religieuse, est persistante dans certaines communautés. L’acceptation par les musulmans d’une union de sa fille avec un homme non musulman est en déclin (57 % en 2011, 50 % en 2016), contrairement à l’acceptation pour son fils (64 % en 2011, 72 % en 2016). Le contrôle social et familial peut être très pesant pour les jeunes femmes dans les zones où la population immigrée est la plus forte. Les chiffres comparatifs des ratios hommes/femmes par quartier à Toulouse, Roubaix et Aulnay-sous-Bois montrent que les femmes ont significativement plus tendance à « sortir du ghetto » que les hommes, qui sont eux plus souvent « assignés à résidence » par l’échec scolaire et les discriminations.

Contrairement aux catholiques, on observe un regain de religiosité chez les musulmans. Les enquêtes d’opinion soulignent une baisse de la consommation d’alcool (22% déclaraient en boire en 2016 contre 39 % en 2001), et des augmentations de la consommation halal et du port du voile (35 % en 2016 contre 24 % en 2003). Les acceptations de l’avortement et de l’homosexualité sont sensiblement plus faibles pour les musulmans que pour le reste de la population. L’exigence de virginité des femmes avant le mariage est quant à elle de 8 % pour les Français en général, 23 % chez les catholiques pratiquants et 74 % pour les musulmans. Cette tendance rigoriste est encore plus prégnante pour les jeunes que pour les générations plus âgées. Jérôme Fourquet évoque le débat sur le port du voile de 2004 et l’arrivée de chaînes satellitaires arabes comme facteurs de réislamisation et d’affirmation identitaire.

L’analyse du degré d’assimilation est aussi effectuée sur d’autres communautés. L’endogamie est plus faible pour l’immigration asiatique qui rejoint les taux des femmes issues d’Europe du Sud (27 %) et beaucoup plus élevée pour les populations maghrébine, sahélienne et turque, cette dernière atteignant 93 %.

Les lignes de fractures se matérialisent de manière criante dans les banlieues. Dans le premier cas, l’hybridation entre petite délinquance, trafic de drogue et radicalisation religieuse alimente la sécession totale de certains quartiers échappant au contrôle des forces de police. Jérôme Fourquet analyse en détail ce processus d’afflux migratoire, de paupérisation, de violence et d’islamisation pour aboutir à une véritable scission ethnoculturelle au Mirail à Toulouse, à Ozanam à Carcassonne et à Aulnay-sous-Bois. Le commerce de cannabis, bien que prohibé en France, joue un rôle d’accélérateur en employant près de 200 000 personnes (autant qu’à la SNCF).

Pour l’auteur, l’école catalyse elle aussi la fragmentation. Avec à la fois le plus gros budget éducatif et le record de déterminisme social de l’OCDE, l’école d’État aligne les échecs alors qu’elle est de plus en plus concurrencée par le marché privé et les écoles hors contrat. Un échec particulièrement criant pour les élèves immigrés de deuxième génération qui obtiennent 50 points de moins à l’enquête PISA que les enfants qui ne sont pas issus de l’immigration (31 points en moins en moyenne OCDE).

Les élections de 2017 : une photographie saisissante des forces en présence

Pour expliquer le « big-bang » Macron, Jérôme Fourquet prend un peu de recul historique et note trois « secousses sismiques ». La première secousse est constituée de plusieurs évènements qui se sont déroulés en 1983 : la marche des beurs, les grèves des usines Citroën et les émeutes dans les banlieues. C’est la première fois que les immigrés musulmans se placent sur le devant de la scène. Concomitamment, l’émergence du FN surfant sur l’insécurité et le rejet de l’immigration crée une nouvelle donne politique (11 % des voix aux européennes de 1984). Dès lors, l’analyse locale du vote FN montre qu’il a tendance à croître proportionnellement avec le taux de prénoms arabo-musulmans parmi les nouveau-nés jusqu’à atteindre un seuil au-delà duquel il diminue. Ce basculement s’explique par le fait que les électeurs frontistes déménagent – « votent avec leurs pieds » – et la population musulmane de plus en plus majoritaire fait alors baisser le vote d’extrême droite.

La seconde secousse est la double fracture de 2005. D’une part, les émeutes d’octobre-novembre 2005 révèlent douloureusement la déconnexion avec les banlieues. D’autre part, le choc du référendum qui a rassemblé l’extrême gauche et l’extrême droite dans un « non » populaire face aux partis traditionnels et aux élites citadines en faveur du « oui » a traduit l’émergence du clivage « gagnants versus perdants de la mondialisation ». Si attribuer la paupérisation de certaines parties de la population à la mondialisation est fort discutable, c’est par ce biais que la situation est désormais perçue.

Enfin, pour Jérôme Fourquet, la dernière secousse est incarnée par les attentats contre Charlie Hebdo en 2015. Si 4 millions de Français manifestèrent dans les rues, la mobilisation a été sensiblement moindre chez les électeurs frontistes et dans la population musulmane qui se sont moins reconnus dans le mouvement « Charlie ».

L’auteur fait une analyse détaillée de la victoire d’Emmanuel Macron aux présidentielles de 2017. Si le ralliement de François Bayrou, l’agonie du PS post François Hollande et les affaires de François Fillon ont été décisifs, la logique de fond « gagnants-ouverts/perdants-fermés » de cette élection a largement annihilé le clivage classique droite-gauche. Jérôme Fourquet documente bien comment la variable discriminante de l’électorat est désormais le niveau d’étude plus que le revenu ou la classe sociale : 46 % de ceux qui n’ont pas le Bac ont voté Le Pen au second tour contre 17 % de ceux qui ont plus qu’un Bac + 2. Une distinction qui s’est aussi retrouvée dans l’adhésion au mouvement des gilets jaunes. Au premier tour, Le Pen et Mélenchon ont recueilli les voix de ceux qui ont le sentiment de déclassement par rapport à leurs parents. Même si l’on peine à voir du libéralisme dans le quinquennat actuel, LREM est perçu comme un « bloc libéral-élitaire » peuplé de diplômés du supérieur (81 % des adhérents).

Géographiquement, « la carte du vote Macron est en fait le décalque en négatif du vote Le Pen ». Le découpage ouest de l’hexagone plus macroniste contre un est plus lepéniste est « structuré par le degré de dynamisme économique des territoires ». Plus le taux de chômage est élevé et plus on s’éloigne des agglomérations, des centres-villes et des gares, plus le vote FN s’accroît et plus le vote Macron s’abaisse.

À l’extrême gauche, le vote Mélenchon ne retranscrit pas l’électorat communiste classique, mais s’appuie sur une sociologie de classe moyenne rassemblant une coalition hétéroclite de banlieusards, intellos précaires, jeunes diplômés, syndiqués et néoruraux qui aura probablement du mal à s’élargir et prendre plus de poids à l’avenir. À droite, François Fillon a réuni les CSP + (20 % des cadres) et les retraités aisés (34 % des retraités), une population adhérant à des réformes libérales dans l’activité économique.

L’analyse de la sociologie électorale de 2017 illustre l’ « archipelisation » du pays. S’il n’est pas certain que la société française fut moins fracturée auparavant, certains indicateurs révèlent une évolution profonde et significative des mentalités et des opinions qu’il sera probablement difficile d’agréger électoralement ou derrière le romantisme déchu d’une « communion nationale ». Les tentations du repli et de l’étatisation qui caractérisent l’illibéralisme français risquent de faire des adeptes. Tâche aux libéraux de créer des ponts entre tous ces îlots isolés. Il y a urgence.

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