En 1973, le projet SAFARI (système automatisé pour les fichiers administratifs et répertoires des individus), porté par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, avait été enterré, l’idée d’une interconnexion de l’ensemble des fichiers nominatifs de l’administration française ayant fait scandale.
Le système de crédit social chinois (SCS) a pour ambition d’aller plus loin en interconnectant des informations individuelles issues de l’administration mais aussi des grandes compagnies ou des collectivités.
Pour le moment, il ne s’agit pas d’un seul et unique « crédit social » mais d’un ensemble de différents crédits sociaux établis par des villes ou de grandes firmes, de connivence avec l’Etat chinois. C’est la raison pour laquelle l’expression « système de crédits » est employée ; même si le dispositif a été élargi à tous les Chinois en 2020, il est difficile de savoir si tous les tentacules de la pieuvre sont interconnectées et à quel point, ce qui, d’ailleurs, participe du côté kafkaïen de la chose.
Il faut toutefois insister sur le fait que le système n’est pas arrivé à maturité et qu’il est encore amené à se développer avec les avancées des technologies de surveillance. Aussi existe-il plusieurs crédits sociaux distincts dans les différentes villes ou régions de la Chine.
Racines intellectuelles et genèse du système de crédit social chinois
Le SCS s’enracine dans la pensée chinoise d’une société harmonieuse et, comme le révèle Emmanuel Dubois de Prisque, est une synthèse entre deux courants fondamentaux de l’histoire des idées politiques de l’empire du Milieu : le confucianisme et le légisme.
Autant le premier souhaite améliorer la vertu des citoyens à l’aide de l’intervention des autres, via l’exemple individuel, l’utilisation de rites ou l’éducation, autant le second insiste sur la mise en œuvre d’un système de châtiments et de récompenses par le prince (l’empereur en l’espèce). En somme, il s’agit d’une synthèse entre la loi et la morale.
Le SCS est également au départ un instrument économique tout ce qu’il y a de plus capitaliste destiné à fluidifier les relations commerciales par l’établissement d’un système de confiance généralisé cherchant à diminuer la part d’inconnu relative aux caractéristiques des acteurs économiques. En cela, il s’inspire des pratiques de scoring mises en œuvre par les banques américaines. L’idée a commencé à émerger en 1990, lorsque la Chine a cherché à intégrer l’OMC (organisation mondiale du commerce). C’était alors une manière, pour les investisseurs étrangers, de mieux connaitre leurs partenaires chinois.
En 2002, Jiang Zemin, alors 1er secrétaire du PCC (parti communiste chinois) l’emploie pour la 1ere fois dans un discours officiel, puis le dispositif se met en place peu à peu à l’échelle décentralisée, jusqu’à sa généralisation en 2020.
Fonctionnement du SCS
La ville de Rongcheng avait été pionnière en la matière, classant ses citoyens en six catégories : AAA pour citoyen exemplaire (plus de 1050 points), AA pour citoyen excellent (entre 1030 et 1049 points), A pour citoyen honnête (entre 960 et 1029 points), B pour relativement honnête (entre 850 et 959 points), C, niveau d’avertissement (entre 600 et 849) et D, citoyen malhonnête (moins de 549 points).
Il est possible de perdre des points simplement pour de petites incivilités comme traverser lorsque le feu piéton est au rouge, commettre un excès de vitesse mais aussi pour avoir critiqué le gouvernement sur les réseaux sociaux, s’être abstenu de régler ses dettes ou même pour le simple exercice de sa liberté religieuse en dehors des instances officielles (un peu comme à l’époque de la Vendée militaire, l’Eglise est divisée en prêtres jureurs et prêtres réfractaires).
Un bon score permet d’obtenir des taux réduits pour les emprunts immobiliers, de voyager à l’étranger, d’utiliser les chemins de fer intérieurs, de réserver des chambres dans un hôtel en dehors de sa ville de résidence et même de pouvoir inscrire son enfant dans les meilleures écoles du pays ou encore d’accéder aux emplois publics.
En revanche, être placé sur liste noire équivaut à l’impossibilité d’exercer aucune de ces activités.  Pire, selon la pratique (utilisée aussi dans les sociétés occidentales) du name and shame, les proches de l’individu concerné sont avertis par téléphone, le clouant ainsi au pilori social. En 2019, 13,5 millions de personnes avaient été placées sur liste noire et 20,5 millions de demandes de billets d’avion ainsi que 5,7 millions de demandes de billets de train rapide avaient été refusées.
Ainsi que l’a récemment montré la chaîne parlementaire, cette surveillance de masse est facilitée par le développement exponentiel des caméras à reconnaissance faciale, dans la rue et même pour régler n’importe quel achat sans sortir sa carte de crédit. Alipay, filiale d’Alibaba, pour ne citer qu’elle, offre un précieux moyen d’étudier les habitudes des consommateurs et de dresser leur profil psychologique.
Notons également que le SCS concerne les entreprises dont les dirigeants demeurent susceptibles d’être l’objet des foudres de l’Etat chinois.
Même si la ville de Bologne a annoncé au mois de mai l’instauration d’un système, non obligatoire, qui peut s’apparenter à un crédit social, les sociétés démocratiques ne sont pas directement menacées par ce type d’atteintes à la liberté individuelle. Plus problématique, en revanche, est cet état d’anomie de notre pays ou l’autorité semble avoir complètement déserté le champ politique, de l’entreprise ou même de la famille. Or, le vide de l’autorité laisse la place au pouvoir et fait naître la nécessité de la contrainte, même douce, même extra-légale. De multiples exemples existent : judiciarisation de la société, pensée unique ânonnée à longueur de journée dans les médias, système de name and shame, comme pour le mouvement Metoo… La liste des progrès de la contrainte sociale est vaste et ils s’opèrent au détriment des libertés individuelles.
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En France, depuis plus d’un an, de nombreuses personnes, professionnels de santé et autres, ont été jetées à la rue. La pratique de leur métier leur est interdite sans qu’ils aient jamais failli, sans qu’aucune plainte ait été déposée par un client, sans qu’aucune procédure judiciaire régulière – respect du contradictoire, respect de la défense – ait jamais été engagée. C’est le seul « fait du prince » … dans un pays se proclamant « démocratique » et se revendiquant « patrie des droits de l’homme ». Très, très grave.