La France se targue souvent d’être la « patrie des droits de l’homme ». Elle a néanmoins souvent entretenu au cours de la Ve République des liens pour le moins ambigus avec des régimes autoritaires. Comment expliquer un tel paradoxe ?
Dans son journal de l’année 2000, Les Plats de saison (Paris, Plon, 2001), l’essayiste et journaliste Jean-François Revel raillait l’existence de ce qu’il appelait « l’Association française des amis des dictateurs ». Celle-ci allait, écrivait-il, « de l’extrême gauche à l’extrême droite, avec pour pivot central le Quai d’Orsay » (p. 285). Si l’on peut se réjouir de ce que la France ait pris position en faveur de l’Ukraine depuis le début de la guerre contre la Russie, on ne saurait occulter les troubles accointances que notre pays a pu entretenir avec certains tyrans ayant sévi durant la seconde moitié du XXe siècle, voire au-delà. C’est d’ailleurs l’un des enseignements que l’on peut tirer de la lecture du dernier hors-série de Valeurs actuelles, consacré aux « derniers secrets des dictateurs ». Pourquoi la « patrie des droits de l’homme », qui avec l’Amérique a inventé la démocratie moderne à la fin du XVIIIe siècle, s’est-elle parfois ainsi couchée aux pieds de certains des pires despotes ?
L’ « ami » Saddam Hussein
Un des dictateurs auxquels plus d’un politique français ont apporté leur soutien est Saddam Hussein. En 1975, après s’être rendu plus tôt la même année à Bagdad, Jacques Chirac, alors Premier ministre, reçoit le dictateur irakien en France, auquel il confie : « Vous êtes mon ami personnel » (hors-série VA, p. 93). L’Hexagone, qui a signé en 1973 le premier contrat de fournitures d’armes à Saddam Hussein, continue de vendre à l’Irak des armements durant la guerre contre l’Iran (1980-1988), et même après la fin du conflit. À cet égard, le hors-série de VA nous rappelle que « (l’) utilisation par Bagdad d’armes chimiques contre les Kurdes irakiens (plus de 180 000 morts) n’empêchera pas le gratin des chefs d’entreprise, hommes politiques et intellectuels français de se presser aux réceptions fastueuses données (…) dans les salons de l’ambassade d’Irak à Paris. Le voyage à Bagdad est également couru par les industriels français » (p. 93). Bel exemple du mépris total que peuvent avoir ceux qui pratiquent le capitalisme de connivence envers la morale universelle et le respect des droits de l’homme…
Plus tard, en 1991, Jean-Pierre Chevènement démissionnera de ses fonctions de ministre de la Défense pour marquer son opposition à la première guerre du Golfe, laquelle n’était pour lui qu’une « guerre coloniale contre l’Irak, dont le but principal est de maîtriser la richesse pétrolière au Moyen-Orient » (discours à l’université d’été du Pôle républicain). Selon lui, le grand coupable était donc moins Saddam Hussein que l’ « impérialisme » ou le « néocolonialisme » supposés de l’Amérique. Autre opposant à la première guerre du Golfe : Jean-Marie Le Pen, qui dénoncera quant à lui l’« l’aventure inconsidérée » de la France, et qui se rendra même en Irak pour assurer Hussein de son soutien et tenter de faire libérer des otages français…
Le caudillo de Cuba
S’il est un autre dictateur qui fut soutenu en France (malgré là encore la connaissance que nous avions de ses crimes), ce fut bien Fidel Castro. Mitterrand l’apprécie et réciproquement. Premier secrétaire du PS, il rencontre à Cuba en 1974 le caudillo marxiste-léniniste, alors Premier ministre, qu’il qualifie d’homme « modeste, désireux d’être compris, ouvert, généreux, à la recherche d’une éthique nouvelle (sic) ». En 1995, deux mois avant la fin du second septennat de Mitterrand, le père de la « révolution » cubaine est reçu en grande pompe à Paris. Danielle Mitterrand lui déroule le tapis rouge : déjeuner chez le couple Mitterrand rue de Bièvre, visite de la place des Vosges, du musée d’Orsay… L’épouse du président va même jusqu’à dire que Castro incarne « le summum de ce que le socialisme peut faire »… Si c’est cela le socialisme, alors c’est une honte absolue pour celui-ci et pour ceux qui l’ont défendu ! Castro fut en effet un tyran des plus sanguinaires : il fit fusiller quatre fois plus de monde que Pinochet à population égale, n’ordonnant pas moins de 18 000 assassinats politiques environ (Revel, PDS, p. 58).
Mao, « phare de la pensée mondiale »
Giscard d’Estaing a lui aussi atteint des sommets de jobardise. À l’annonce de la mort de Mao en 1976, le président alors en exercice déclara dans un communiqué : « Avec (lui) s’éteint un phare de la pensée mondiale »… Le Petit livre rouge signé par le plus grand boucher de l’humanité (il fut responsable de 65 millions de morts d’après le Livre noir du communisme) était pourtant d’une rare indigence intellectuelle. « Il a réussi, ajoutait Giscard, par la seule vigueur de son action et par l’audace de sa réflexion, à rendre à la Chine la place centrale que lui reconnaissait l’histoire »…
D’autres présidents de la République populaire de Chine seront eux aussi adulés. Ainsi, en 2019, l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin salue chez Xi Jinping, l’actuel président chinois, « un leadership puissant, dans un grand pays où il faut naturellement de l’autorité pour gouverner plus de 1,4 milliard d’habitants » ; la « grande vision » du Parti communiste chinois serait, a-t-il même ajouté, « la communauté de destin de l’humanité »…
Dictateurs proche-orientaux et africains
Autre exemple particulièrement édifiant : à l’annonce de la mort de Hafez El Assad (le père de Bachar El Assad) en 2000, plusieurs dirigeants occidentaux dont Chirac (mais aussi Clinton) lui rendent hommage. Il faisait pourtant fusiller les opposants au régime syrien par centaines (Revel, PDS, p. 186). En 1982, il fit réprimer dans le sang la rébellion de Hama : la ville se trouva anéantie par l’envoi de plusieurs divisions et quelque 20 000 habitants furent tués, « plus du quadruple, en cette seule journée, des exécutions criminelles de Pinochet en dix-sept ans » (ibid., p. 186-187). Que fait alors le président Mitterrand ? Il se rend en visite officielle à Damas en 1984, où il déclare : « Entre la Syrie et la France, il y a place pour un dialogue politique et nos conversations, monsieur le Président, vont nous permettre d’avancer dans ce domaine essentiel »… On le voit, la croyance dans la fécondité et l’efficacité du « dialogue » pur comme mode d’action en politique (aussi bien intérieure qu’étrangère) ne date donc pas d’hier…
Quant aux dictateurs africains, nombre d’entre eux (Robert Mugabe, Laurent-Désiré Kabila, Bongo, pour ne citer qu’eux) reçurent tous les honneurs lors de leur venue en France. Un article à part entière mériterait de leur être consacré, les conclusions duquel, on peut l’imaginer, seraient sans doute sensiblement voisines de celles du présent texte.
La politique, pense-t-on souvent depuis Machiavel, consiste à ne tenir compte ni de la morale ni des intérêts des autres, afin de pouvoir atteindre des objectifs conformes à ses propres intérêts. Certains de nos dirigeants ont ainsi fermé les yeux sur les exactions commises par des dictateurs et négocié des transactions avec eux, espérant à la clé un bénéfice pour la nation. Ils croyaient œuvrer pour le bien commun mais faisaient en réalité fausse route en se livrant à un véritable socialisme de connivence, qui constitue la négation de ce que devrait être l’exercice du pouvoir en démocratie. En tant que système politique, celle-ci doit reposer, comme on le sait depuis Montesquieu, sur la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ; mais elle implique aussi une stricte séparation des sphères politique et économique. Or ces deux sphères sont encore trop intimement mêlées dans notre pays. Pour que la « moralisation de la vie politique » ne soit pas qu’un vœu pieux ni une supercherie politicienne, il faudrait donc que nos dirigeants intègrent une fois pour toutes ce principe qu’il faut rendre à César ce qui est à César… et à la société civile ce qui lui appartient.
Il ne faudrait pas pour autant croire que tout s’explique par le primat accordé au réalisme politico-économique. L’idéologie n’est sans doute pas non plus étrangère à certains des comportements ou des réactions politiques que nous avons ici rappelés. Il n’est pas à exclure en effet que l’antiaméricanisme ait pu être aussi l’un des ressorts de cette « Association française des amis des dictateurs » dont parle Revel. Celui-ci écrivait ainsi en 2000 à propos de Saddam Hussein, qui s’obstinait à empêcher les inspecteurs de l’ONU de faire leur travail, en violation flagrante de ses engagements : « Comment les responsables de notre politique étrangère peuvent-ils plaider en faveur du droit qu’aurait un dictateur sanguinaire de piétiner indéfiniment les traités internationaux ? Parce qu’à leurs yeux il a ce droit, du moment qu’il affronte les États-Unis. » (PDS, p.285).
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« Pourquoi la « patrie des droits de l’homme », qui avec l’Amérique a inventé la démocratie moderne à la fin du XVIIIe siècle, s’est-elle parfois ainsi couchée aux pieds de certains des pires despotes ? »C’est bien de rappeler cela, car nos Droits de l’Homme, dont on se drape avec fierté, doivent beaucoup à l’Amérique, la première à les avoir déclarés. Lorsque la Convention avait décidé d’inscrire les Droits de l’Homme dans son Droit, à qui avait-elle confié cette mission? A Lafayette et à Jefferson.
« L’Hexagone, qui a signé en 1973 le premier contrat de fournitures d’armes à Saddam Hussein, continue de vendre à l’Irak des armements durant la guerre contre l’Iran (1980-1988), et même après la fin du conflit. » Armement payé en partie par le contribuable français. Saddam Hussein était familier de l’effacement de la dette. A son pote Chirac, il avait coutume de dire: tu effaces le solde et je repasse une commande. Ce que ce grand fada s’empressait de faire.
« Comment les responsables de notre politique étrangère peuvent-ils plaider en faveur du droit qu’aurait un dictateur sanguinaire de piétiner indéfiniment les traités internationaux ? Parce qu’à leurs yeux il a ce droit, du moment qu’il affronte les États-Unis. » C’est le complexe de Monsieur Perruchon.
Chevènement a surtout voulu sauver son couple. Ce qui est un motif finalement bien plus honorables que de nombreux « calculs » politiciens.
Quoi de plus vrai et de plus répugnant ?
Christian B.