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Les années 1930 dans les yeux de Jacques Rueff : une leçon d’économie contemporaine

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Jacques Rueff

Gérard Minart a consacré à Jacques Rueff une anthologie au titre explicite : Jacques Rueff, un libéral français (Odile Jacob, 2016). L’ouvrage mérite que l’on y revienne près d’une décennie après sa parution. En effet, il permet non seulement de faire connaissance avec un économiste majeur du vingtième siècle mais, au travers de sa longue carrière, de parcourir l’histoire économique du siècle dernier, dont Rueff aura été un témoin (en tant que chercheur) et un acteur (en tant que haut fonctionnaire).

À cet égard, les années 1930 (chapitres 14 à 16) méritent qu’on s’y arrête tant elles sont emblématiques des maux contemporains de notre pays. Entre 1932 et 1938, la France subit six années de crise économique aiguë à cause de graves erreurs de politique économique auxquelles le ministre des Finances Paul Reynaud, conseillé par une poignée de hauts fonctionnaires dont Rueff, est la figure de proue, met fin grâce à un train de réformes libérales rapidement fructueuses (novembre 1938). La mise en perspective de cette séquence historique permet d’exemplifier tout ce dont la France d’aujourd’hui demeure accablée, mais aussi ce qui l’épargne encore.

1. L’économie française des années 1930 : bref état des lieux

De quoi la France souffre-t-elle dans ces années 1932-1938 ? D’abord, nous dit Minart, d’une monnaie surévaluée, dans un monde que caractérise la dévaluation compétitive. Le franc continue d’être ancré à l’or quand tout le monde ou presque s’en détache, ce qui prive l’économie française de débouchés extérieurs et aggravante donc la dépression économique du pays. La crise des années 1933-1934 est violente. Elle se traduit par un chômage important et un déficit budgétaire croissant entraînant la défiance des épargnants, sur fond de remise en cause des « élites » et d’insurrections dont les ligues d’extrême-droite sont alors le fer de lance.

Les gouvernements de cette période – rappelons que la Troisième République vit son chant de cygne et qu’à l’époque, le taux de rotation des cabinets ministériels est extrêmement rapide – vont alors enchaîner les erreurs de politique économique dont notre culture de gouvernement semble si chroniquement friande. C’est d’abord le cabinet de Pierre Laval (1935) qui, farouchement attaché au dogme monétaire, baisse les prix domestiques de façon autoritaire en imposant la déflation par voie législative (donc, un contrôle des prix). C’est ensuite le Front Populaire (juin 1936) dont la politique est d’emblée incohérente : le cabinet de Léon Blum se résout à dévaluer le franc mais dans le même temps, renchérit le coût du travail en diminuant sa durée légale sans baisse des salaires (accords de Matignon débouchant notamment sur la semaine des 40 heures). S’ensuit une nouvelle dépression qui contribuera à ré-augmenter les prix domestiques – du fait d’une chute de l’offre – alors que la dévaluation était censée les baisser via le taux de change. À partir de là, la crise s’emballe. Le déficit budgétaire que creuse une politique de « grands travaux », devient d’autant moins soutenable que la France est confrontée à un effort de réarmement imposé par la menace allemande ; l’impôt ni l’emprunt ne suffisent plus à financer ce déficit et les anticipations inflationnistes vont alors bon train, entraînant une fuite des capitaux dont le bilan comptable de la Banque de France porte la marque (entre 1933 et 1939, la Banque perd 60% de ses actifs). Le pouvoir d’achat baisse. Et la France se désindustrialise : en 1933, nous dit Minart, le pays produit plus de fonte que l’Allemagne ; en 1938, il en produit quatre fois moins. Durant ces années, Rueff n’aura eu de cesse de mettre en garde les gouvernements contre leurs erreurs, au travers de ses Notes pour le Ministre. En vain, jusqu’en 1938 du moins.

2. Une leçon d’histoire économique contemporaine :

Quel enseignement tirer de ces années funestes ? Un mot, d’abord, sur la dévaluation du franc. Il est vraisemblable que Minart en surestime la portée car l’époque est propice à une guerre commerciale dont la hausse des droits de douane – censée neutraliser la dévaluation compétitive – est emblématique. Quoi qu’il en soit, la dévaluation est toujours une baisse des prix à l’exportation, donc un aveu d’échec économique. Ainsi, quand une économie n’est plus assez productive – parce qu’elle est plombée par de lourdes erreurs de politique publique -, elle doit se résoudre à baisser la valeur de sa monnaie, comme le ferait une entreprise de ses prix lorsque son produit n’est plus assez attractif. C’est schématiquement ce qu’a fait la France entre 1980 et 2000, et notamment après que le gouvernement Mauroy eut mis en application les promesses électorales du « Programme commun » consécutives à l’élection de François Mitterrand à la présidence de la république, en mai 1981, une situation faisant écho aux années du Front populaire. Dans les années 1980-2000, la France ne cesse de payer les conséquences de politiques sociales insoutenables : chômage endémique et déficit budgétaire chronique – passons sur d’autres erreurs dogmatiques telles que les nationalisations – entraînent la France dans une spirale de dévaluations compétitives qui durera jusqu’à l’entrée de la France dans l’euro.

Le pays aborde cette échéance lesté d’une nouvelle erreur de politique économique : la semaine de 35 heures, rappelant là encore le Front populaire. On connaît la suite : ralentissement durable de la croissance économique, perpétuation des déficits et de la dette publics, persistance du chômage structurel, etc. Si ce n’est que la France ne disposant plus de l’arme de la dévaluation compétitive, elle subit ce déclin dans une zone monétaire dont la balance des paiements est excédentaire (la zone euro). Certains analystes voient là l’essence du problème français, confondant le symptôme et sa cause. On voudrait une monnaie faible pour masquer les manques d’une économie faible, comme pour mettre la poussière du déclin économique sous le tapis de l’interventionnisme débridé qui en est à l’origine.

Le parallèle est donc saisissant entre la crise des années 1930 et la France d’aujourd’hui. Même fuite en avant dans la dépense publique, même insuffisance d’offre productive, même chômage de masse, même désindustrialisation, même impuissance politique face à de nouvelles priorités (parmi ces dernières, l’irruption récente de l’armement accentue évidemment le parallèle entre hier et aujourd’hui). Même incapacité à réformer, même poids des dogmes et des corporatismes, même aveuglement du personnel politique. Sinon que la crise des années 1930 dure six ans tandis que la France contemporaine vit toujours dans le sillage de cinquante années passées à ne rien réformer. Il y a donc une différence importante – et au vrai, décisive – entre les deux époques.

3. Crise des années 1930 et déclin des dernières décennies : urgence versus résilience financière

Il serait tentant d’entériner que la crise des années 1930 se résorbe à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, l’une de ces grandes réinitialisations historiques sans lesquelles la France ne parviendrait pas à purger son économie des maux chroniques qui l’accablent ; ce serait passer sous silence les réformes de novembre 1938 qui accoucheront d’un « miracle français » salué par le Times himself, soit une sortie de crise volontariste dont la guerre rompt la dynamique plutôt qu’elle ne la provoque.

Au contraire, la France contemporaine s’accommode sans bouleversement majeur d’un déclin de plusieurs décennies. C’est dans les années 1974-1985 que le pays entreprend de sortir de la stagflation – la coexistence d’un chômage et d’une inflation élevés faisant suite à la hausse brutale du prix du pétrole, en 1973 – en augmentant considérablement les prélèvements obligatoires puis la dette publique, suivant un cap dont le pays ne déviera plus jusqu’à aujourd’hui. Si l’on excepte la parenthèse « libérale » du gouvernement Chirac de 1986-1988 – d’ailleurs concomitante d’une croissance économique particulièrement élevée – la France continuera donc de descendre langoureusement le fleuve du déclin économique. Il semble, ces temps derniers, que le lit de ce fleuve rapproche l’embarcation France d’une chute dont le bruissement devient plus net. Entre les révoltes sociales qui grondent – quand ce ne sont pas les « antifas » qui réincarnent les jeunesses patriotes d’antan, ce sont les gilets jaunes ou les agriculteurs qui se font plus prosaïquement remarquer –, les élections qui sanctionnent et les déficits qui s’emballent, la société, la politique et l’économie ne manquent pas de forces de rappel. Pourtant, les rapports de la Cour des comptes n’ont pas l’écho des mises en garde d’un Jacques Rueff. Quant à la guerre, il faut souhaiter que cela reste une autre histoire.

En 1939, la guerre fut – déjà – l’autre histoire d’une crise de six ans surmontée par une politique (trop tardivement) lucide et courageuse. En 2025, elle se laisse envisager dans une Europe au sein de laquelle la France traîne une pathologie chronique de cinq décennies. Pourquoi a-t-on dû surmonter la crise des années 1930 alors qu’on a pu laisser s’enkyster le déclin des années 1970-2025 ? Parce que dans le premier cas, la crise menait la France à une faillite au sens propre du terme : fuite massive des capitaux, chute du franc, inflation potentiellement galopante étaient en train d’assécher les ressources nécessaires au financement des excentricités françaises. Dans le second cas, la France peut compter sur des marchés de capitaux – et l’action « accommodante » d’une Banque centrale bienveillante – qui reconnaissent son droit à la paresse politique, à la faveur d’une devise mutualisée (l’euro) lui permettant de jouer les passagers clandestins de la rigueur budgétaire.

Voilà la différence essentielle : la crise économique de 1929 est une déflagration dont le monde peine à ré-émerger. Le repli des nations sur elles-mêmes est à la fois la cause et la conséquence d’une pénurie de ressources généralisée à laquelle ne répondent pas les bonnes politiques. Le système des paiements internationaux est grippé et la France ne peut compter sur aucun soutien extérieur susceptible de financer ses déficits. Un pays dont l’épargne fond et auquel personne ne veut (ou peut) prêter doit urgemment redresser sa situation financière – donc assainir son économie – sous peine de s’effondrer.

Rien de tel ces dernières décennies : le monde sort de la crise des années 1970 à la faveur d’un « néolibéralisme » qui, sans être parfait, assainit l’économie et intensifie les échanges internationaux, faisant progressivement levier sur le développement économique. La liberté économique et l’augmentation du niveau de vie qui s’ensuivent sont considérables, partout sur la planète[1]. Si la France est restée en marge de ce bouleversement, c’est de lui qu’elle tire paradoxalement les moyens de sa résilience financière. Car de ce développement gigantesque, ruisselle l’épargne mondiale qui lui permet de placer sa dette publique sans heurt, donc de financer son immobilisme à crédit. Jusqu’à quand ?


[1] A ce propos, on peut consulter mon étude récente : https://journaldeslibertes.fr/article/la-liberte-economique-est-elle-favorable-a-la-sobriete-carbone-une-etude-sur-les-53-pays-grands-emetteurs-de-ges/

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6 commentaires

Denis Huneau 14 juin 2025 - 8:21 am

Excellent

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Virgile 14 juin 2025 - 11:19 am

Malgré la situatin désastreuse de l’économie française, la gauche s’obstine à vouloir ruiner le pays et ses habitants avec des mesures communistes grotesques visant à faire fuir les riches et leurs investissements!

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BOIN 14 juin 2025 - 11:38 am

Très intéressant : sur le rôle de la BCE bouclier protecteur de notre paresse, de la lâcheté de nos politiques, de tous bords, face aux exigences de réformes structurelles de l’appareil administratif qui, obèse, plombe notre compétitivité, n’oublions pas de dire que nos “dirigeants” CHIRAC en tête ont préféré jouer les cigales alors que dans le même temps SCHROEDER faisait les réformes structurelles qu’exige un Euro/Mark. Les Allemands placent la compétitivité au 1er rang de leurs priorités tandis que nous parlons de “fracture sociale” !

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Le Lys dans la Vallée 15 juin 2025 - 12:31 am

Excellent livre de Jacques Minart à propos de Jacques Rueff ! Une lecture à recommander, même si ce libéralisme là n’est pas exactement ma sensibilité. Rueff est un des grands esprits du XXème siècle, quasi oublié, et dont les livres devraient être urgemment réédités. Il a été le premier, dès 1928, à critiquer Keynes et sa théorie. Il a participé au rétablissement du Franc sous Poincaré, à l’assainissement sous Raynaud, et encore sous le Général de Gaulle (plan Pinay-Rueff). Il a été l’un des instigateurs du “Colloque Lippmann” à Paris en 1938 qui inspirera Hayek (“La Route de la servitude”) et la fondation de la “Société du Mont Pèlerin”. Il publie notamment “Monnaie saine ou état totalitaire, il faut choisir”. Jusqu’à la fin de sa vie, il sera un pourfendeur de la démagogie politique (fruit malheureux du système électif) et du socialo-keynésianisme. Et, jusqu’à la fin de sa vie, il mettra en garde contre le “totalitarisme lent” et la “fin de la civilisation occidentale” (des mots extrêmement forts) engendrés par la destruction de la propriété privée, de la vérité publique et de la monnaie. Force est de constater que la réalité lui donne raison.

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Comte 15 juin 2025 - 6:04 am

Excellent et très instructif article. Merci.

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Stioui 15 juin 2025 - 10:04 am

En complément de l’article sur Rueff, lire le grand ouvrage de Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, où il montre également que la crise est finie en 1938 et que c’est la guerre qui a cassé la reprise (et non la guerre conséquence de la crise et solution à la crise). Sauvyy faisait partie également des conseillers de Raynaud et travaillait étroitement avec Rueff. Leurs échanges et analyses ont été d’une richesse intellectuelle remarquable ensuite après 1945 (voir notamment les articles de L’Expansion !). Deux très grands économistes, qui ont nourri le débat et qui, en contrepoint, montrent la médiocrité des pseudos savants actuels !

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